lundi 30 novembre 2020

L’État post-national canadien

I. Le trudeauisme: révisionnisme historique et société de marché


Les Canadiens ont profité, le 30 septembre 2018, d'un nouveau jour férié : ils ont fêté "la journée nationale de la vérité et de la réconciliation". Bigre une journée "de la vérité", ça sonne un peu comme le ministère de la Vérité d'Orwell ! Marchez au pas cadencé et pas de contestation autorisée ! On ferme sa bouche car la vérité sort de la bouche de Justin Trudeau Premier ! Le récent sommet du G7 à Charlevoix au Québec a donné l’occasion au Premier ministre canadien de se distinguer sur la scène internationale par le biais d’un procédé peu élégant et diplomatiquement suicidaire consistant à torpiller l’accord de résolution commune qui venait d’être arraché de haute lutte au Président de la première puissance mondiale. Jamais de mémoire de diplomate on n’avait entendu un tel échange de noms d’oiseaux !
L’année 2017 n’avait pas été très bonne pour Justin Trudeau. Il n’est pas sûr que 2018 fût meilleure même si le Canada qui est par excellence le pays de la rectitude politique et où on déteste par-dessus tout la confrontation, un regain de sympathie pourrait jouer en faveur du malheureux Justin. M’est avis pourtant que l’air béat (et un peu puceau) de Justin Trudeau et les grands sourires devant la télévision n’y suffiront pas. Je me souviens de ces leaders européens affublés du même tic à l’approche des caméras, qui se réclamaient d’un centre-gauche social-libéral très light, comme le Canada dry et comme le parti libéral du Canada, et qui n’ont pas bien fini, l’Espagnol Zapatero, le Portugais Socrates et bien sûr Tony Blair l’inspirateur du tournant libéral des gauches européennes. 
Voilà trois ans que Justin Trudeau est à la tête de ce pays nommé Canada. Mais le Canada est-t-il encore un « pays » tel que nous le connaissons depuis quatre siècles ? Rien n’est moins sûr. D’autant plus avec cette déclaration qu’il fit en 2015 aussitôt après son élection : qu’il n’y a pas « d’identité centrale » ou de « courant majoritaire » canadien et que le Canada serait ainsi le « premier État post-national au monde ». 
Mais qu’est-ce-que la nation au juste pour le chef du parti libéral du Canada, à part cet objet associé à toutes les horreurs bellicistes et guerrières du 20e siècle ; et à quoi pourrait bien ressembler cette post-nation, car il ne suffit pas d’accoler le préfixe post pour créer ex nihilo une catégorie d’organisation collective nouvelle ? Plus généralement, comment évolue le Canada au regard de son insertion dans le système mondialisé, de l’arrivée massive d’immigrants de souche non européenne et de la transformation idéologique des États-Unis, ce voisin si encombrant ? 

  • Le vide trudeauiste ou l’objet post-national non identifié

La nation moderne est née à l’orée du XVIIe siècle, simultanément en France et en Angleterre. Elle a pris les traits de l’État-nation comme système d’organisation sociale. Avec l’individualisme, la démocratie, le libéralisme, l’économie de marché et la protection sociale elle a formé pour l’Occident un tout cohérent qui a conquis la planète entière. La nation n’a pas déméritée à l’aune des progrès de l’humanité, en regard de ce qui l’a précédé. Son caractère permanent sous des formes variées ne fait pas de doute, qu’elle prenne les traits d’une ethnie (la nation zoulou, la nation iroquoise), d’un peuple dispersé (la nation juive, la nation arménienne, la nation tzigane), de l’État-cité (Florence, Pise, Bruges) ou de l’État-nation moderne. Oui mais voilà les nationalismes du 20ème siècle étant passés par là les élites mondialisées et hors-sols pensent que la nation est le problème et non la solution, parce qu’elles ont en horreur les identités enracinées et les souverainismes qui s’échinent à conserver leurs attributs aux nations. 
Vouloir la fin de la nation est audacieux surtout quand on ne sait pas qui sera l’heureux gagnant à son remplacement. Trudeau le sait-il lui-même, autrement qu’en endossant ces identités culturelles successives, bigarrées comme les poses communautaires et les tenues folkloriques qu’il arbore au gré de ses interlocuteurs et de ses déplacements. Depuis qu’il s’est montré à la marche des fiertés en 2015, où qu’il aille, Trudeau se croit à Carnaval et joue les caméléons. Pour faire plaisir à ses hôtes, dit-il. Connaît-il seulement le sens du mot histrion ? 
Intellectuellement, Trudeau et Trump font la paire. Trudeau est à la gauche libérale et mondialiste ce que Trump est à la droite conservatrice et souverainiste, l’un couvert d’éloges et l’autre couvert d’opprobre, l’un adoubé par les gens comme il faut et l’autre abreuvé de lisier, le premier, irénique et un peu crétin sur les bords, le ravi de la crèche des bobos globalisés, et l’autre, manipulateur et cynique, le grand méchant loup des ploucs enracinés. Le moins futé n’étant pas celui qu’on croit.
Trudeau n’est pas un intellectuel, comme l’aura été son père et la génération de franco-canadiens bénis des dieux qui fit le Québec de la révolution tranquille et contribua à façonner le Canada moderne. Il est un homme de son époque, façonné par le marketing et la publicité, fasciné par les médias, vulnérable à toutes les idées-reçues du temps, un Macron sans l’ENA, sans Ricoeur, sans la banque Rothschild et sans les grands corps de l’Etat. Macron qui, peu ou prou, partagerait (ou afficherait) la même idéologie post-nationale quand il déclarait en 2017 qu’il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France.
Il y eut peu de réaction aux déclarations du chef du parti libéral, si ce n’est dans la presse anglophone, et pour cause. Car dans un sens Trudeau a raison. Son Canada post-national est le constat de ce qui existe depuis 40 ans: un objet post-national non identifié (OPNI) nommé Canada, entre société multiculturelle et société de marché. Et s’il n’y a pas d’identité canadienne hégémonique, c’est pour la bonne raison qu’au départ il n’y a pas une identité canadienne mais bien deux, l’anglaise et la française, et que cette double identité, avec les éléments italiens, juifs, irlandais, allemands ou slaves qui s’y sont agrégés, a formé un transplant de la civilisation européenne en Amérique où elle a pris souche et emprunté sa voie propre dans son nouveau terroir,  pour donner ces fruits qui ne sont pas si mauvais, ou pas pires (litote à la québécoise…). 

  • Entre meurtre du père et révisionnisme culturel 

Le Canada nouveau à la Trudeau est la négation de cet héritage européen, Justin étant pourtant la synthèse de cette double culture, et plus encore son père Pierre-Eliot, et avec lui les familles d’intellectuels éclairés, venus des professions libérales et des milieux d’affaire, sis à Outremont pour les francophones et à Westmount pour les anglophones, de part et d’autre de la montagne de Montréal, qui ont donné tant d’Hommes d’État au Canada. Il entre dans l’entreprise de Trudeau junior quelque chose de l’ordre de l’inculture, de la haine de soi et de la pulsion de mort. Peut-être entendait-il juste tuer le père, une fois encore, au-delà de la mort, et c’est le Canada qui ferait les frais de cette nouvelle guerre des Atrides et son cas relèverait de la psychanalyse. 
Il faut cependant nommer l’entreprise trudeauiste par son autre nom qui est celle du révisionnisme. Le révisionnisme est inhérent à un pouvoir tenté de réécrire les événements dans un sens favorable à ses intérêts. L’Histoire est volontiers écrite par les vainqueurs. Le révisionnisme fonctionne comme une entreprise de purification culturelle et d’éradication mentale des éléments mémoriels d’un groupe ou d’une nation que l’on veut faire taire ou noyer dans la masse, quand les entreprises de purification ethnique fonctionnent par l’extermination des personnes au travers des meurtres de masse, des viols et des déportations. Les deux vont souvent ensemble, l’un qui vise l’élimination physique se nomme génocide et l’autre qui veut l’élimination culturelle se nomme ethnocide. 
Le révisionnisme dans sa forme négationniste n’est pas que le fait des sociétés totalitaires, passées maîtres dans l’art de réécrire l’histoire, à la gloire de la race aryenne ou de la classe prolétarienne, en effaçant toutes traces physique et culturelle des nations juive et tzigane, ou des éléments bourgeois et réactionnaires, jusqu’à la négation des chambres à gaz, ou l’escamotage de tel ou tel événement et dignitaire communiste. On se souvient de l’entame du roman Le Livre du rire et de l’oubli, où Kundera raconte comment le dirigeant tchèque Clementis disparaît des photos officielles où il figurait en 1948, après qu’il a été pendu, quatre ans plus tard, pour révisionnisme, justement. 
Car le révisionnisme, c’est aussi ce que feu la ministre Vallaud-Belkassem aura mis en œuvre avec ses nouveaux programmes d’histoire, occultant l’enseignement de la Chrétienté médiévale ou des Lumières devenues facultatives au profit de celui de l’Islam et des traites négrières, ou cette entreprise révisionniste étatsunienne qui consista, sous la conduite d’un féminisme et d’un racialisme agressif et obtus, d’expurger l’Art, la littérature et le récit des grands personnages de l’Histoire de ces mâles blancs trop nombreux qui s’y sont distingués.
  • Un pays sans Nation : multiculturalisme et société de marché
Un pays qui ne serait pas une nation est-il encore un pays, au sens politique et culturel, et non un simple espace géographique plus ou moins bien délimité ? La question mérite d’être posée. C’est à « un pays » auquel les Québécois aspiraient dans leur rêve d’indépendance, le terme de nation et de conservatisme n’ayant pas bonne presse au Québec (en raison de la grande noirceur duplessiste, cette même noirceur à laquelle fut associée l’Eglise catholique, et qui a pourtant produit cette remarquable génération passée par les petits séminaires qui fit la révolution tranquille), et qui mieux que Gilles Vigneault aura chanté ce pays comme histoire commune et communauté de destin ? Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’envers D’un pays qui n’était ni pays ni patrie…
La nation c’est ce qui fait « communauté » dans les traditions anglaise et française -pensons aux termes de Communes et Commons, de sens commun et de common decency- mais aussi allemande (le Bund) parce que le défi pour les grands espaces culturels européens à l’orée des guerres de religion et à l’entrée dans l’ère des puissances fut leur unité constamment menacée par les forces centrifuges en leur sein ou en leur pourtour, aussi la constitution de leurs États-nation a consisté à lutter sans merci contre la désunion, en défaisant impitoyablement opposants et minorités tentées de s’organiser en communautés séparées.
Le pays dans la conception de l’État post-national trudeauiste est d’un autre ordre. Il en revient presque au stade qui préexistait à l’État-nation, à cet état de lutte de tous contre tous contre lequel Hobbes et Machiavel opposèrent l’État Léviathan et le Prince, bases politiques de l’État-nation absolutiste, préalable à l’État-nation moderne. L’État post-national trudeauiste remplace la communauté par les communautés ; avec la société multiculturelle qui organise le (mal) vivre-ensemble entre communautés antagonistes et avec la société de marché qui maintient un semblant de lien social entre ces communautés qui s’ignorent ou se font la guerre. 
La première s’échine à éradiquer tout ce qui reste d’héritage anglais et français dans ce pays et la seconde que j’ai baptisé Canada Inc. (Inc. comme Incorporated), en référence aux milieux d’affaires qui dirigent en sous-main le Canada, l’association des firmes (corporations, en anglais) et des intérêts privés qui ont mis en coupe réglée l’État canadien, quand le citoyen est réduit à sa fonction de producteur-consommateur sous l’égide des fétiches mercantile et marchand. Trudeau du reste l’a dit dans sa déclaration à la presse à l’issue du G7: « la prospérité des citoyens et l'économie, c'est ce qui compte ». It is the economy stupid ! Les identités, la culture, l’âme des peuples, n’ont rien à y faire ! C’est la politique au service de l’économie et de ceux qui la tiennent.

II. Enfer multiculturel et Canada Inc.


Un Éric Zemmour du Canada, s'il existait, aurait pu titrer "Le suicide canadien: les 40 ans qui ont défait le Canada" et un Renaud Camus, le Grand remplacement canadien. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de la disparition du Canada comme nation, synthèse des deux cultures fondatrices, par la diminution du poids démographique, politique et culturel des populations française et anglaise d’origine, en les fondant dans le magma et le fourretout multiculturel. 

  • L’ethnocide des nations françaises et anglaises

En dépit de ce que croit Justin Trudeau il y a, ou il y avait, une identité nationale canadienne qui était la synthèse des cultures anglaise et française. Cette double identité, dont on pouvait voir les beaux fruits d’un océan à l’autre, faisait l’originalité et la force du Canada et lui donnait son pouvoir d’attraction. Leur destruction à terme, ou leur réduction à l’état de folklore, changera la face du Canada et le rapprochera de ce que sont les Etats-Unis: une société plus dure, plus violente, plus individualiste et plus matérialiste, sans les qualités du patriotisme civique des Etatsuniens et du « nationalisme de tous les jours » qui les rendent si forts dans l’adversité. Le remplacement culturel et démographique des deux nations fondatrices, leur ethnocide, est un crève-cœur dont on n’a pas finir de voir les effets délétères.

C’était la beauté, la richesse et l’honneur du Canada que d’avoir eu deux nations qui prirent part à sa fondation et d’avoir pu conserver cette identité européenne, en puisant au meilleur de leurs racines culturelles respectives, du régime parlementaire et du sens entrepreneurial pour la tradition britannique, ou des formes de convivialité et de traditions populaires, jusqu'à la langue parlée, venues des provinces de France et admirablement conservées par les Canadiens français. Une identité authentique et vivante, malgré les vicissitudes de l’histoire et la cohabitation souvent antagoniste entre les deux cultures. 

Car après l’abandon de ses colonies par la France (après la bataille des plaines d’Abraham, en 1759), les Anglais assujettirent les Français du Canada, qui ne survécurent à l'assimilation que grâce à la résistance culturelle et cultuelle organisée par l'Eglise catholique et à la revanche des berceaux, cette reconquête de l'intérieur des peuples opprimés. Tentative de rachat et mauvaise conscience ultérieure, une place tardive a été faite aux "premières nations" amérindiennes qui ne furent pas massacrées comme aux Etats-Unis. Rappelons que le Canada est le seul pays à avoir dévolu la gestion d'immenses territoires ayant le statut d'Etats (Yukon, territoire du Nord-ouest) aux peuples autochtones et que la culture amérindienne a une place éminente au Canada, malheureusement plus comme objet de folklore que comme culture vivante, vu le dépérissement de leurs communautés, rongées par tous les fléaux sociaux qu’on puissent imaginer, et pourtant arrosées de subventions et d’aides sociales, ceci expliquant aussi cela (ce qui n’est pas sans rappeler la France).

En fait, les deux nations, l'anglaise et la française, ont fondé à deux, au travers d’un conflit séculaire et une guerre larvée qui les ont peu à peu rapprochés, comme l’exemple revient ailleurs, l’identité nationale canadienne. Il y a des guerres qui unissent quand deux peuples s’affrontent l’un à l’autre, et des guerres qui éloignent quand une multitude de communautés s’écharpent les uns contre les autres sans faire œuvre commune. Pour l’anecdote, Montcalm et Wolf, les deux généraux morts à la bataille des plaines d’Abraham ont leurs rues côte à côte à Montréal.

La France est née de la confrontation entre les gens d’oc et les gens d’oïl (que les matches entre l’OM et le PSG perpétuent à leur manière), soit, selon Aragon, la fusion de l’amour provençal et de la légende celtique, de l’art des trouvères à celui des troubadours, de la poésie et du chant, dont le Perceval de Chrétiens de Troye est la synthèse qui féconda l’Europe entière. De même que  l’Angleterre naquit des conflits entre les Angles et les Saxons dont les romans de la Table ronde sont rempli. De même que, depuis 2000 ans en Allemagne, s’affrontent Saxons et Teutons du nord contre Alémans et Franconiens du sud, jusqu’aux différends actuels entre Merkel la Prussienne et Seehofer le Bavarois. Mais deux millénaires d’histoire, un Justin Trudeau peut-il comprendre ça ?

Jusque dans les années 1970 la composition ethnico-culturelle du Canada est restée stable, massivement d’origine européenne. À la différence des Etats-Unis qui avaient d’immenses territoires à peupler et pour qui l’afflux continu de déshérités du monde entier a été le moteur d’une conquête intérieure, de type économique, politique et mentale, le Canada avaient d’immenses territoires qui ne se prêtaient pas au peuplement, pour des raisons climatiques mais aussi parce que le développement n’y réclamait pas un tel surcroit de main d’œuvre, surtout que l’Angleterre échaudée par l’indépendance américaine s’y montrait plus prudente.

  • Pierre-Eliot Trudeau et la naissance du multiculturalisme canadien

A partir des années 1960, trois phénomènes matériels bouleversèrent cet équilibre en changeant la conception que l’on pouvait avoir d’un pays ou d’un État unitaire et en faisant basculer le Canada dans le paradigme multiculturel: le nouveau besoin de travailleurs pour les industries de biens de consommation et les services peu qualifiés, le tarissement de l’immigration venue d’Europe, la mise en branle de migrations nouvelles d’origine extra-européenne causées par des conflits violents : Vietnam, Biafra, Bengladesh, Haïti. Les mentalités avaient aussi changé : nouvelle poussée de l’individualisme, retour du refoulé sur la nation accusée de tous les crimes du 20e siècle, prise de pouvoir idéologique par le gauchisme culturel fait d’internationalisme, de tiers-mondisme et d’anti-occidentalisme dont mai 68 fut l’acmé, et enfin l’exemple du Royaume-Uni et des Pays-Bas, confrontés à l’immigration de leurs anciens colonisés, et enfourchant pour un temps les foucades multiculturelles, avant de s’en mordre les doigts.

L'adoption en 1982 par l'Etat fédéral sous l'impulsion de Pierre-Eliot Trudeau de la Charte des droits et libertés, incorporée à la Constitution canadienne, elle-même « rapatriée » de Grande Bretagne a été la réponse à la nouvelle donne sociale, et le vadémécum de tous les communautarismes en devenir, et in fine le signe du triomphe des droits individuels et communautaires sur l'identité nationale commune, héritée des deux nations fondatrices, transformant le Canada en société multiculturelle, multireligieuse et multiraciale où "Anglois" et "François" deviendront bientôt minoritaires dans le pays qu'ils ont fondé, au profit des allophones et autres minorités visibles, termes de la rectitude politique pour qualifier les nouveaux venus dans le paradis multiculturel canadien et les opposer aux blancs, européens et chrétiens.

Cette stratégie a parfaitement réussi pour le Québec en tuant pour toujours les velléités d’indépendance, avec l’accroissement de la proportion d’allophones, fédéralistes et anglophiles (ou de ceux qui font une allergie à l’identité culturelle du Québec -j’en ai particulièrement rencontré parmi les Français tannés de se faire traiter de maudits), au détriment des Québécois de souche, dits « pur laine », avec l’aide active des souverainistes québécois eux-mêmes, qui n’ont pas compris, ou alors trop tard, qu’il n’y a pas de souveraineté politique sans un minimum d’unité ou d’homogénéité ethnico-culturelle et que le souverainisme de gauche, internationaliste, tiers-mondiste et droit-de-l’hommiste était condamné à l’échec. Il le fut en France avec les chevènementistes. Il l’aura été au Québec avec les péquistes. En ce sens le souverainisme québécois est mort par la faute même du parti québécois et de l’emprise du gauchisme et de la pensée différentialiste au détriment des valeurs de la social-démocratie.

  • La société multiculturelle : conflits, désespérance, ennui 

En devenant multiculturelle, la société canadienne est devenue plus conflictuelle, plus criminogène, plus dure, plus brutale. Il n’y a plus de place pour les faibles, si ce n’est dans un assistanat et un misérabilisme compassionnel qui les maintient dans l’état où ils sont tombés. En cela, le Canada s'est américanisé. Parce qu’une société multiculturelle est par définition multiconflictuelle, et hors la communauté d’appartenance il n’y a pas de salut social. 

Cependant, ce n’est plus le modèle du melting-pot états-unien (une nation relativement unie sur fond de symboles communs, ou de rites collectifs, un patriotisme dit de tous les jours), lui-même en grande déliquescence aux Etats-Unis, qui prévaut, mais le modèle du salad-bowl qui est certainement un état post-national mais où il serait difficile d’y voir quelque progrès pour l’humanité, sauf dans la reconnaissance et l’expression de chaque identité particulière, souvent sur un mode narcissique et outré, un différentialisme identitaire, base de la démocratie diversitaire selon Mathieu Bock-Côté qui est la mort même de l’universalisme et de ce qui fait société, et de la gauche qui s’en réclamait, au grand dam d’auteurs comme Jacques Julliard et Marcel Gauchet. 

La société multiculturelle est l’une des formes prises par la société des individus. Elle est le dernier stade, une forme organisationnelle non harmonieuse mais viable, en tout cas pour le moment, avant le basculement dans l’absence de société tout court, et le retour à la loi des clans et la loi du sang (mode d’organisation que les groupes mafieux, ou les groupes islamistes ont perpétués jusqu’à aujourd’hui). C’est le modèle du « mal vivre-ensemble », et non du « vivre-ensemble », cette vessie que les thuriféraires du multiculturalisme gagnés au mensonge orwelien voudraient faire passer pour des lanternes. Autant dire que nous sommes également loin du modèle européen initial de l'Etat-nation, cette nation uniculturelle ou biculturelle, héritage d'une longue histoire commune et de processus d’assimilation progressive au travers d’une culture partagée.

Dans cette société-là règne une énorme désespérance sociale et un profond ennui, un sentiment extrême de solitude et d'anomie. La violence y est endémique, la petite délinquance très fréquente, l’insuffisance de logements décents à prix abordable un désastre, les maladies mentales en croissance exponentielle et l’usage de drogues un fléau social. On y sent une absence de repères et un sentiment de solitude extrême, avec ces nombreux exclus du rêve multiculturel canadien, cette exclusion touchant différemment les communautés, selon qu’elles sont inclusives, telles les communautés chinoise ou indochinoise sur la côte pacifique qui font, pour cette raison même, l’objet d’un ressentiment croissant. Les mêmes problèmes qu’aux États-Unis se voient malgré l’État social canadien plus protecteur : suicides, addictions, troubles du comportement, psychopathologies, overdoses aux médicaments, fléaux qui touchent surtout, comme par hasard, les blancs d’origine canadienne et de sexe masculin, parce qu’eux ne forment aucune communauté organisée.

Au mieux les communautés ethniques, linguistiques ou religieuses cohabitent, dans des quartiers séparés, s'ignorant royalement, se victimisant mutuellement, rien ne les rattachant entre elles, surtout pas une hypothétique identité nationale, et au pire en se faisant la guerre et en se trucidant les uns les autres, lors de brusques accès de fièvres urbaines et d'une violence endémique sous formes de défense tribale du territoire sur le mode ethnico-racial ou de guerre des gangs.

  • Canada Inc: quand le Canada est devenu une marque commerciale

Il y a des complexes militaro-industriels, aux Etats-Unis ou en Russie, quand les industries d’armement dictent certains des choix du gouvernement, et des complexes politico-administratifs, en France ou en Chine, quand c’est la bureaucratie d’État et la haute administration qui pèsent sur les choix collectifs. Au Canada, on a un complexe lié au milieu des affaires et aux grandes firmes mondialisées en lien avec les milieux universitaires et médiatiques, ressortant d’une mentalité subordonnant le politique à l’économique, un utilitarisme extrême, plus que dans tout autre pays capitaliste, où tout se comprend en terme mercantile et financier. Cela se voit au travers de l’appui des firmes aux partis libéraux et conservateurs, et il n’est jusqu’à plusieurs Premier ministres canadiens liés à des milieux d’affaire ou dans des situations de conflits d’intérêt qui les auraient discrédités dans tout autre démocratie. Que le NPD (nouveau parti démocrate), travailliste dans la tradition britannique, n’ait jamais pu conquérir le pouvoir fédéral se comprend aussi par l’absence de soutien dont il aurait pu bénéficier de la part des lobbies industriels et financiers.

C’est ce que j’appelle le Canada Inc., en ce que le Canada lui-même est devenu un produit marchand sur le marché des pays post-nationaux les plus attractifs, avec une marque dont la capitalisation s’estime en proportion de la valeur du PIB et de la présence dans les enceintes les plus huppées (le G7 est le Dow-Jones des démocraties industrialisées), avec l’organisation des échanges sur le marché des autres marques (à travers les politiques monétaire et fiscale, ou la mise en place d’accords d’échanges bilatéraux comme le feraient deux firmes décidées à collaborer ensemble) et une cotation sur le marché des post-nations, tout particulièrement l’évaluation financière faite par les agences de notation mais aussi via les classements innombrables qui étalonnent les performances en matière scolaire, universitaire, d’investissement ou du bonheur de vivre.

Le trait qui distinguerait le Canada serait cette marchandisation qui va jusqu’à la mise à l’encan des attributs nationaux, avec l’utilisation du drapeau unifolié comme produit marketing, mais aussi ces antiennes que sont l’hiver, la neige, le hockey, les grands espaces ou la cabane de rondins qui sont des stéréotypes commerciaux, comme les attributs d’un produit vanté par la publicité, en regard des ressources et des richesses d’une culture nationale plus complexe. L’usage à toutes les sauces et sur tous les supports du drapeau rouge et blanc à la feuille d‘érable atteste de ce merchandising à grande échelle. Noémie Klein, l’auteur du célèbre No logo, n’était pas pour rien Canadienne. Elle aura compris très tôt plus ou moins consciemment l’évolution de son propre pays. J’ai ressenti moi aussi cette dérive en l’ayant vécu dans l’endroit où je suis né et j’ai vécu, à Chamonix, devenue une marque commerciale sur le marché des destinations touristiques, comme Saint-Tropez, Ibiza ou Bali, ou comme Whistler ou Banff au Canada, ce qui concrètement s’est traduit par une pression immobilière si grande qu’il est devenu impossible aux gens du pays de s’y loger et par l’envahissement des enseignes de grandes marques parce que l’endroit leur sert de vitrine internationale, avec la disparition concomitante des commerces « de proximité ». 

Les maîtres du Canada Inc. se targuent de deux choses : d’être le pays préféré des migrants du monde entier (ce qui est encore une forme de cotation de marché sur le business de l’immigration, avec des répercussions financières, ne serait-ce qu’en regard des sommes astronomiques que les candidats à l’immigration doivent débourser) et de croire que le Canada attirerait davantage parce qu’il serait une sorte d’eldorado multiculturel, et d’être un  décalque en bien de tout ce que les Etats-Unis des Républicains et de Trump sont en mal (violence, racisme, bellicisme, exclusions). 

Ils ont tout faux. Car c’est le Canada à la fois anglais et français qui faisait son attrait pour les candidats à une vie nouvelle. La disparition de ce Canada là risque bien d’épuiser l’engouement qu’il suscitait, sauf à aller toujours plus loin dans les politiques de différenciation et de communautarisation, avec une forme de prostitution aux plus offrants ou au plus menaçants (ce que traduisent les accommodements (dé) raisonnables ou la diplomatie trudeauiste de la différenciation par le vêtement); et grâce aux bienfaits de la société multiculturelle et du Canada Inc. le pays ressemblera de plus en plus aux Etats-Unis, en pire. 



III. L’exemple du Wild West canadien


Je me permettrais, pour finir, d’apporter un éclairage plus personnel, fruit de mon expérience de résident du Canada. J’ai vécu et j’ai travaillé à Montréal, à Victoria et en Alberta. J’ai aimé ce pays et ses habitants. J’y ai voyagé un peu partout, from coast to coast to coast, comme on dit là-bas. J’en ai été un résident temporaire puis un résident permanent à partir de 2007. Jusqu’à ce que ma carte de résident permanent arrive à échéance et qu’elle ne soit pas renouvelée, pour des raisons que j’ignore mais qui me vaut d’avoir perdu, en 2018, ce précieux (et si couteux) statut de résident permanent, outre la possibilité de demander à être naturalisé, après une renonciation volontaire à laquelle j’ai dû procédée si je voulais avoir le droit de revenir sur le sol canadien. 

Cette expérience personnelle douloureuse m’a conforté dans l’analyse que j’avais développé au travers de mes recherches et de mon enseignement à l’Université du Québec à Montréal sur l’enfer multiculturel canadien et le Canada Inc., ces deux mamelles de l’objet post-national de la pensée trudeauiste. Je voudrais raconter, non mes années passées à Montréal mais ce que j’ai vécu sur la côte pacifique, dans la province de Colombie britannique qui fait office de laboratoire multiculturel du Canada, et où le Canada Inc. est bien représenté, en particulier en sa ville centre, Vancouver. 

  • Dur avec les faibles et faible avec les puissants

Si la Colombie britannique est un laboratoire de la société marchande et communautarisée du futur, c’est, selon moi, en ce qu’elle est brutale et sans concessions, peu inclusive, là où règne la loi du plus fort, là où les laissés-pour-compte bénéficient d’un filet de protection minimale pour éviter qu’ils ne viennent à contester un système où ils ne sont rien: la société dure avec les faibles et faible avec les puissants de Justin Trudeau et Emmanuel Macron. Le Canada irénique et consensuel cache d’énormes fractures sociales. Il me semble que l’aversion des Canadiens pour la confrontation, et donc pour le débat d’idées, tient aussi à la société multiculturelle et à la nécessité de ne fâcher ou « manquer de respect » à personne: l’irénisme sert à éviter que les tensions sociales éclatent en une violence aveugle et incontrôlée, parce qu’on la sent sous-jacente, prête à sortir de sa boite à tout moment et pour les motifs les plus insignifiants.

Si Vancouver faisait rêver (« toi qui pâlis au nom de Vancouver » écrivait Marcel Thiry, poème repris par mon compatriote genevois Nicolas Bouvier pour illustrer le gout des voyages au long-cours) et fait encore rêver, c’est pour ceux qui n’y ont jamais vécu ou qui disposent de revenus assez élevés pour pouvoir se payer la maison individuelle ou le condo hors de prix, véritable marqueur de la réussite sociale du yuppie canadien. C’est ce personnage des publicités vantant Vancouver City que l’on voit faire son jogging dans le superbe parc Stanley, pointe avancée de la presqu’ile sur laquelle elle est bâtie, ou au volant de son SUV au milieu des gratte-ciels qui se mirent dans les eaux du Pacifique au bord des plages de sable fin. 

Ce personnage, on le connaît. Denis Arcand avait tout dit à son propos, en visionnaire, dans les Invasions barbares, en 2003. Il est à la société marchande et mondialisée ce que l’ouest du Canada est à l’État post-national : un nouveau barbare sans la haute culture des générations précédentes, marchant aux seules lois du business et de la communication, sans la culture bourgeoise et les arts majeurs –littérature, opéra, musique classique, musées d’arts, théâtre- qui définissaient l’honnête homme et qui sont, et pour cause, le parent pauvre dans ce coin-là du Canada.

En 2017 le New York Times avait qualifié de Wild West la Colombie britannique, en référence à ses mœurs politiques qui faisaient plus penser à l’Amérique du Far-West et des pionniers qu’à celles d’une démocratie civilisée, en termes de financements des partis politiques, de corruption et de conflits d’intérêt, et d’ingérence du milieu des affaires dans les politiques publiques. Au point que le gouvernement sous étiquette libérale qui incarnait ces dérives a perdu le pouvoir, malgré la force de frappe financière dont il disposait, au profit d’une coalition de sociaux-démocrates et d'écologistes, une première au Canada.  

Un signe extérieur qui ne trompe pas : la vision dantesque qu’offre une partie du centre-ville de Vancouver, inoubliable au visiteur qui la parcourt à pied, où se côtoient usagers de drogues, dealers et trafiquants en tous genre, malades mentaux qui déambulent faute de capacités d’accueil adaptées, familles sans-domiciles, et tous ces jeunes à la dérive qui arrivent de tout le Canada dans ce Go-West toujours recommencé. On se croirait sur les trottoirs de Calcutta. Le nouveau gouvernement n’a pas pour rien créer un "ministère à la santé mentale et aux addictions". De même que dans les classes aisées, la consommation d’opiacées en intraveineuses, qui soulagent autant les douleurs physiques que les souffrances mentales est un fléau (dans toutes les toilettes publiques, vous trouvez de ces récipients pour seringues usagées, même dans les ferries et aux débarcadères des iles paradisiaques au large de Victoria, la capitale de la province).  

Autre surprise pour qui vient d’une Europe très administrée, et bien policée, au meilleur sens du terme, est l’occurrence des escroqueries et des filouteries, la police observant un laisser-faire assez confondant. Internet y est par excellence un espace sans foi ni loi: arnaques aux véhicules, au logement, à la colocation, aux petits boulots. Plusieurs signes qui ne trompent pas : les vols fréquents de vélos ou le faible nombre d’annonces Airbnb pour les touristes car les gens ont peur d’accueillir des inconnus chez eux ou les auberges de jeunesse fréquentées par des jeunes avec des problèmes mentaux, en rupture de ban. Le pire à la lumière de mon expérience propre tient aux entreprises ayant pignon sur rue : Air Canada, qui ne sent fautif de rien en cas de problèmes de bagages ou de correspondance, la compagnie de télécommunication Telus dont les abonnements et le système de facturation est la plus grande arnaque que j’ai jamais vue.

  • Tout ça pour ça ou adieu cabane au Canada !

Je finirai avec un court récit. Pour pallier à la difficulté de me loger quand je me rends en Colombie britannique et parce que je suis un passionné de voile j’ai acheté un (petit) voilier d’occasion, qui est amarré à l’année à Oak Bay près de Victoria, presque un village, au charme britannique qusi intact. Outre que je me suis fait avoir à l’achat du bateau, bien entendu, malgré les experts que j'avais appointé, il m’est arrivé une mésaventure l’été dernier, quand arrivant au milieu de la nuit après une longue journée de navigation solitaire dans un petit port de la côte ouest de l’ile de Vancouver, j’ai violemment heurté une ligne de billes de bois placée là sans signalisation, pour protéger des vagues les pontons d’un hôtel accueillant une clientèle de riches Américains pêcheurs de gros. Je faillis être précipité à l’eau et les dégâts à la coque furent suffisamment importants pour justifier une immobilisation du bateau pour procéder à des réparations immédiates. 

Mes protestations auprès de la direction de l’hôtel et des garde-côtes, pas plus que la plainte à la police pour mise en danger d’autrui, classée sans suite, ne servirent à quelque chose. Je bataillai encore pour trouver un chantier de réparation, et aussi pour que l’agent qui devait faire l’expertise veuille bien se déplacer et que l’assurance me remboursât les dégâts selon les conditions du contrat. Je me suis senti pleinement dans le Wild West canadien et je me suis dit que la société libérale multiculturelle avait un parfum de déjà vu, une rémanence du 19e siècle avec ses despérados sans foi ni loi et ses barons voleurs. Le plus célèbre des notables qui étaient de véritables truands se nommait Robert Dunsmuir, il était écossais d’origine et exploitait le charbon d'excellente qualité de l’ile de Vancouver qu’il exportait vers San Francisco. Ses méthodes : chantage, pots de vin, extorsions. Ses ouvriers l’avaient surnommé King Grab, le roi des rapaces. Bienvenue dans la société de marché et le Canada Inc !

Pour finir sur la perte inexplicable de mon statut de résident permanent au bout de 14 ans alors que j’avais fait au Canada une partie de ma vie, que j’y ai travaillé, payé mes impôts et cotisé au REER, que j’y ai toujours des amis à qui j’aime rendre visite, que je suis très diplômé, hautement qualifié, financièrement autonome, et même quadrilingue, je ne peux m’empêcher de penser que cela a eu à voir avec le crédo post-national du gouvernement canadien. J’ai écrit à l’honorable Ahmed Hussen, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté mais je n’ai pas eu de réponse. 

En voulant réduire ou détruire ce qui reste de la culture des deux nations fondatrices, étant moi-même éminemment porteur de cette double culture, française par les origines et anglaise par choix, je crains de ne plus faire partie du public prioritaire de résidents et d’immigrants voulus par les libéraux de Justin Trudeau. Peut-être, est-ce mieux ainsi car je n’aurais pas été heureux dans ce que le Canada est devenu.

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