Investiture
présidentielle de Donald Trump (III)
(Article du 15 janvier 2017)
Dis-moi comment tu meurs, je te dirai comment tu as vécu.
On sait depuis l’ouvrage que Durkheim lui a consacré en 1897 que le suicide se
comprend dans sa dimension sociale, au regard de l’anomie dont souffre l’individu moderne, seul, sans lien social,
quand il se voit coupé des appartenances qui donnait, si ce n’est un sens à sa
vie, au moins un cadre solidaire qui le sécurisait (famille, voisinage, travail,
église, syndicat, parti, nation) lui permettant de surmonter ses échecs personnels, le
chômage, l’absence d’argent, une séparation, le vieillissement.
On ne se suicide pas parmi les peuples sauvages, et
très peu dans les sociétés traditionnelles, mais bien plus dans les villes
anonymes, et encore davantage dans les campagnes désertifiées, et énormément
aux Etats-Unis ou en France ces derniers temps. Encore que le suicide ne soit
que la partie émergée de l’iceberg de la désespérance sociale. Mourir de
cirrhose ou d’un cancer des poumons par abus d’alcool ou de tabac, d’une overdose de produit
narcotique ou médicamenteux, des suites d’une maladie mentale causée par la
dépression, dans un accident où l’on a voulu se faire peur pour oublier ses
problèmes, ou par balle ou arme blanche dans telle ou telle guerre des gang jouée comme au
cinéma, sont aussi des formes de suicides, indirects et par procuration. Il
n’est jusqu’à se faire djihadiste ou de partir pour la Syrie qui ne ressortent
d’une envie suicidaire d’en finir avec la vie.
L’année dernière, dans le New York Times, quand les
journalistes et éditorialistes n’étaient pas occupés à dire toute l’horreur que
leur inspirait Donald Trump, il nous a été donné à lire des petits bijoux
d’articles roboratifs à propos de ces Américains qui souffrent tant et tant
depuis qu’ils sont les sacrifiés de la globalisation et des politiques
d’affirmative action qu’ils ont fini par le dire avec leurs pieds. Il ne
fallait pas être grand clerc pour entrevoir que la middle-America très
mécontente entendrait faire souffler un grand souffle de changement sur les
élections. Elle le fit à gauche, au travers de Bernie Sanders, et à droite au
travers de Donald Trump. Il aura fallu le résultat réel sorti des urnes pour
que le voile d’ignorance qui aveuglait les commentateurs se déchire et que par
la même occasion le présent texte puisse trouver preneur. A remarquer que l’on
trouve de tout dans le NYT. C’est l’avantage d’un très grand journal avec de
nombreux contributeurs, et des journalistes qui vont encore, parfois, sur le terrain
pour faire leur métier. Il faut juste trier.
·
Cette surmortalité que l’on n’a pas
voulu voir
C’est une étude [1]
d’Anne Case et Angus Deaton parue dans le PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) de décembre
2015 qui a attiré l’attention des journalistes du NYT. Ces articles [2]
nous apprennent que les blancs caucasiens meurent prématurément, comme jamais
auparavant aux États-Unis, hommes et femmes indistinctement, dans presque
toutes les classes d’âge et les catégories sociales, mais plus particulièrement
chez les jeunes adultes et les hommes à faible qualification, au point que le
taux de mortalité global a sensiblement augmenté, que les suicides sont au plus
haut depuis 30 ans, que les overdoses médicamenteuses ont explosées et que la
surmortalité des 20-30 ans atteint les taux records des débuts de l’épidémie de
SIDA.
Un autre article [3]
nous apprend que les blancs sont aussi plus touchés qu’auparavant par les mises
en incarcération eu égard aux trafics de stupéfiants et de médicaments auxquels
ils se livrent, par addiction autant que par désœuvrement, parce qu’on est
infiniment plus sévères dans les comtés ruraux où ils habitent que dans les
grandes villes.
Depuis 1999,
le taux de mortalité s’est sensiblement accru pour les blancs non hispaniques,
surtout d’âge moyen, en raison du très fort accroissement des morts par
empoisonnement (overdose narcotique ou médicamenteuse), par cancer du foie
(alcoolisme) et par suicides. Les noirs et hispaniques ont vu leur taux de
mortalité baisser régulièrement.
Le phénomène le plus spectaculaire est
l’explosion du nombre d’overdoses médicamenteuses, au point que cela en est devenu
un problème de santé publique, la responsabilité des administrations publiques
et des laboratoires pharmaceutiques dans la mise en circulation de médicaments
à base de d'opiacés, dix fois plus actifs que l’héroïne, étant criantes. Ce sont
les patients qui réclament des antidouleurs toujours plus puissants parce que les
antalgiques ne font plus effet. La résistance à la douleur
s’est détériorée, tout comme l’acceptation de souffrir. Nous ne sommes plus
capables de l’endurer comme nos grands-parents dont les corps soumis aux
privations ou aux durs travaux manuels y étaient habitués dès le jeune âge. Les
douleurs peuvent aussi avoir augmenté d’intensité, avec des causes
nouvelles pour les générations arrivées à la vieillesse et ayant subi la
détérioration de l’environnement, l’industrialisation de l’agriculture, la
sédentarité, les addictions.
Les journaux n’ont pas fait leurs grands titres sur
ces informations. La mort de Prince par abus de médicaments ou celle de Michael
Jackson en 2009 pour les mêmes raisons, ou de Amy Winehouse en 2011 par coma
éthylique, ont fait les Unes mais pas la mort de ceux que l’on ne veut pas voir,
ces gagnants de l’Histoire devenus des perdants. Le gros des suicidés et des
accidentés de la vie ne correspondent plus au profil qui nous était familier
depuis des décennies. Ce ne sont plus les noirs ou les autres minorités qui seraient
les sacrifiés du rêve américain à la sauce globalisée, comme l’épidémie de
crack, celle du sida ou la violence des gangs nous avaient habitué.
·
La surmortalité des blancs, signe de
désespérance sociale et de déclassement
Ces statistiques, trop peu commentées, auraient dû
agir comme une révélation car elles nous informent sur trois points
capitaux : l’accélération de la désespérance sociale à partir de 1999
quand commence la révolution Internet, le passage à une économie immatérielle
et l’effondrement de l’emploi industriel au profit des pays émergents ;
l’ampleur de cette désespérance mesurée, même imparfaitement, par la
surmortalité, et qui n’est pas cantonnée aux anciens grands centres industriels
ou aux catégories ouvrières ; sa prévalence sur le travailleur blanc peu
éduqué, parce qu’il est le grand perdant de la globalisation ainsi que de l’accession
à de meilleurs emplois et à une plus grande richesse pour les femmes du fait de
leur émancipation, et pour les minorités ethniques du fait des privilèges d’affirmative action et du changement de
regard à leur égard.
Les enquêtes
d’opinion confirment le pessimisme des blancs (47 % à estimer que leur
situation s’est améliorée en 2014, contre 64 % en 2000) et l’optimisme relatif des
noirs à 67 % et des hispaniques à 68 %. Ce qui ne
veut pas dire que la condition économique et sociale des blancs soit devenue
inférieure à celle des autres communautés ethniques. Il faut tenir compte de ce
que Robert Merton nomme le groupe de référence: la réussite s’apprécie par
rapport à celle du groupe dont on est membre et surtout à la réussite de ses
propres parents au même âge.
Aujourd’hui, on se suicide donc toujours autant, et
même plus, mais à des âges différents et avec d’autres moyens, mais toujours là
où se posent des problèmes aigus de cohésion sociale ou d’identité collective
ou personnelle. Le suicide additionné des morts par addictions ou conduites à
risque -par overdose de produits stupéfiants, ou de médicaments, et, par
accidents- est un bon critère de l’état moral d’une nation et de son
organisation collective et de ses services publics.
Le phénomène de déclassement accéléré des classes
populaires n’est pas nouveau en soi, ni en Amérique ni en France, et pas
davantage la crise de l’identité de l’homme blanc occidental. Louis Chauvel
avait analysé pour la France dans un livre remarqué (Le Destin des générations, 1998) le phénomène de déclassement
d’une cohorte générationnelle à l’autre, des fils par rapport aux pères, et
Christophe Guilluy a établi pour la France les bases de la dispersion spatiale
de ce déclassement dans le péri-urbain. Pascal Bruckner avait aussi très tôt
mis en relief tant la masochisme de la repentance occidentale que le sanglot de
l’homme blanc malmené dans son identité.
En fait le déclassement de la classe moyenne
inférieure -ouvrière, populaire et blanche- et de sa re-prolétarisation à 30
ans de distance, date des débuts de la nouvelle grande phase de mondialisation
libérale commencée dans les années 70 -le salaire horaire moyen du
travailleur sans diplôme du supérieur a baissé de 14 % entre 1973 et 2012 aux
Etats-Unis- et de la mise en place d’un
nouveau régime de production (activités intellectuelles et industries de
communication), correspondant à la nouvelle révolution technologique, à une
nouvelle instance de légitimation idéologique de type libérale-libertaire et
d’une nouvelle classe dirigeante, imparfaitement appelée bourgeois-bohème.
Christopher Lasch [4]
aux Etats-Unis et Jean-Claude Michéa en France s’en firent très tôt l’écho tout
comme Marcel Gauchet dans ses deux articles séminaux de 1980 (Les droits de l’homme ne sont pas une
politique) et de 1990 (Les mauvaises
surprises d’une oubliée: la lutte des classes [5]),
le second article dont fut tiré le terme de fracture sociale pendant la campagne
présidentielle de 1995. La Grande Bretagne a présenté le même phénomène de
désindustrialisation et de prolétarisation, très bien illustré dans la
littérature ou au cinéma avec les films de Kean Loach ou Dany Boyle. Le
phénomène n’en finit pas de produire ses effets et autant dire que tant le
Brexit que l’élection de Trump devraient être tout sauf des surprises. Ils ont
été plus qu’annoncés voilà plus de trente ans !
Les statistiques de surmortalité sont les symptômes
cliniques d’une maladie sociale qui couve et que l’on ne peut encore
diagnostiquer. C’est la preuve formelle du déclassement à large échelle et
rapide d’une part importante de la population, là où les chiffres d’emplois ou sur
les inégalités de revenus sont difficiles à interpréter, chaque révolution
industrielle produisant des effets de déversement (le remplacement des vieux
emplois déqualifiés par d’autres dans les nouveaux secteurs d’activité- effets
dont l’ampleur pour notre époque seraient bien moindres) mais en souffrance
physique et mentale, la souffrance des blancs principalement.
Ceux qui forment encore une majorité ethnique, mais
plus pour trop longtemps, se sentant dépossédés de la Great America que leurs
ancêtres avaient fondée, et brisés dans leur corps et dans leur tête, ont porté
Donald Trump au pouvoir pour qu’il leur restitue ce qu’ils estiment être leur
dû.
·
Suicides et mal de vivre lors de la
première mondialisation libérale (1885-1914)
Les suicidés de Durkheim, à la fin du 19ème
siècle, ressortaient d’une société en pleine phase de sortie de la religion, au moment de la première grande phase de
mondialisation libérale quand la vie mentale et sociale, de la naissance à la
mort ne se trouvait déjà plus sous l’emprise exclusive de la croyance au divin,
ou du principe holiste, et que les
solidarités de proximité fonctionnaient déjà moins. Les idéologies se
substitueront à la religion chrétienne, dans sa double dimension holistique et
messianique, pour tenter d’effacer le schisme béant entre les aspirations individuelles
et les nécessités collectives, entre le Moi et le Tout, explosant bientôt dans
les formes paroxystiques du totalitarisme. Et l’État-providence apparu
timidement en Allemagne et en France à la même époque prendra peu à peu la
place des solidarités. Bien imparfaitement cependant, l’absurdité de la
condition humaine, sans le recours de la superstition ou du divin, et avec le poids de la solitude, demeurant
plus que jamais.
De là la tristesse mélancolique ou le désespoir noir,
les dépressions et les maladies mentales soignées à coup de cures psychiatrique
et psychanalytique, de médicaments et de camisoles chimiques. Certains font
passer leur mal de vivre en s’étourdissant de plaisirs, au café ou au bordel, et en se réfugiant dans les paradis artificiels –alcool, opium, cocaïne- dans le Paris,
Vienne et Berlin de la Belle Époque et des Années folles. D’autres trouvent
leur salut dans le mysticisme et tout ce qui peut faire office de
spiritualisme, dans les sciences, les arts ou la politique même. L’occultisme,
le spiritisme, l’illuminisme sont à la mode, les plus grands esprits s’y
adonnent, et le catholicisme lui-même retrouve une nouvelle jeunesse, au
travers d’une croyance plus intériorisée, érémitique ou extatique, dont
témoignent les expériences de Thérèse de Lisieux, du curé d’Ars et du père de Foucauld, ou les innombrables conversions d’esprits
éclairés tels que Huysmans, Claudel ou Chesterton, dont beaucoup
d’anciens débauchés, itinéraire illustré par Huysmans lui-même dans ses deux
romans À Rebours et En route.
·
Suicides, addictions, conduites à
risque lors de la 2ème mondialisation libérale (1975-
Ce tableau de l’époque qui va de 1880 à 1914, interrompue
brutalement par les horreurs de la guerre, avec un surgeon entre 1920 et 1929,
une sorte d’ultime exutoire avant la nouvelle plongée dans le bain de sang
rédempteur, ressemble à bien des égards à notre monde de la deuxième
mondialisation libérale qui a commencée en 1975 et dont on ne sait comment elle
se pourra finir, les mêmes causes produisant les mêmes effets, peu ou
prou: effondrement des anciennes incorporations et appartenances,
déracinement et dés-identification, hiatus irréconciliable entre l’individu et
le tout social sauf dans l’abandon au fusionnel et à l’irrationnel. Les palliatifs
trouvés, comme la médecine du même nom, sont les mêmes: l'amusement forcé
et la fête obligée, dans des formes renouvelées de divertissement abrutissants
ou de débauche, et la voix mystico-religieuse, à la différence considérable
prêt que le christianisme, et surtout le catholicisme, aux fondements de notre
civilisation, n’en sont pas cette fois les bénéficiaires.
Nos façons de faire la fête ou de s’étourdir de
plaisir à base de musique, de danse et d’alcool, et de sexe plus ou moins
tarifé, sont les mêmes, en moins drôle et en moins gai. Philippe Muray a dit
là-dessus des choses définitives. Les drogues du nirvana ou de l’oubli sont
plus que jamais là, mais en s’étoffant de produits de synthèse aux effets inédits,
et en moins chers pour gagner de nouvelles clientèles. Le champ des dérivatifs
au mal de vivre, ou plus généralement à l’ennui, s’est aussi très élargi à un
tout ensemble d’addictions nouvelles.
Si l’usage délibéré de produits toxiques se retrouve
partout, même chez les peuples sauvages, les addictions ont pris à l’âge
moderne une dimension pathologique inédite. N’importe qui se trouve accro, qui
aux produits stupéfiants ou aux médicaments, qui aux jeux de hasard ou aux jeux
vidéo, qui à Internet et à ses réseaux sociaux ou à l’indétrônable télévision,
qui à ces bonnes vieilles dépendances (alcool, nourriture, tabac, sexualité
débridée) qui n’ont pas lâchées prises et à qui on doit nos lots de maladies de
civilisation, certaines qualifiées de pandémies vu leur extension.
·
Conduites à risque, accidents et
violence morbide
De même que si les conduites à risque paraissent
ontologiques à l’espèce humaine, et même à certaines espèces animales, elles
avaient une fonction précise, en lien avec la procréation, les moyens de la
séduction ou ceux de la parade nuptiale, comme l’explique Jared Diamond dans The Chird Chimpanzee et non dans ce vide
symbolique, sans fonction de représentation, consistant à jouer avec le danger,
et avec sa vie ou avec sa santé, dans des formes de narcissisme morbide, dans
les sports extrêmes ou l’usage d’engins mécanique, voire la délinquance
violente et armée, sans nécessité anthropologique particulière ou utilité
sociale pour les justifier.
Les années 1980, par exemple, lancèrent les modes de
l’extrême et du pushing the limits en
montagne ou dans les sports aériens. Le
Grand Bleu (1988) de Luc Besson rendit bien compte, dans le milieu de
la plongée profonde en apnée, de la quête de l’inaccessible et du record idiot,
et de l’autisme ou de l’incompréhension les uns pour les autres, et de la
souffrance à vivre dans ce milieu là. Dans un monde où tout a déjà été exploré,
et où l’aventure se vend au coin du chemin, difficile de se distinguer par des
exploits véritables, le propos de Musset –nés
trop tard dans un monde trop vieux- étant plus que jamais d’actualité, à
chaque génération nouvelle qui vient et qui se trouve emportée dans le flot
ininterrompu du changement.
Ces modes auront été une reprise des années 1950
quand on se faisait peur à bord de sa Jaguar ou de sa Ford Mustang (de Sagan à
James Dean et Boris Vian), en rejouant là une sorte d’ordalie pour non-croyants, le jugement de Dieu par le feu ou par l’eau
bien connu des chrétiens, ordalie pas si différente que celle qui consistait en
ascèse érémitique ou monastique, en tourments physiques, à s’isoler dans le
désert comme le père de Foucauld ou à se mettre à la merci des éléments comme dans
toute une littérature christique apologétique du siècle précédent. La surmortalité
automobile dans certains pays, en France par exemple, atteste de comportements à
risque qui ont longtemps perduré. De même que le danger de jouer avec les
maladies sexuelles et la contamination au SIDA à la fin du 20ème
siècle rappellent les risques encourus avec la syphilis, dans la fréquentation
des prostituées, dont toute la littérature du 19ème siècle, et les
littérateurs eux-mêmes, et pour cause, ont été marqués avant l’arrivée de la
pénicilline.
Et même la religion a retrouvé des adeptes, quoique
pas toutes les religions à égalité et pas de la même façon ! Le pentecôtisme
et surtout l’islamisme ont la cote, avec une puissance démultipliée par rapport
au renouveau catholique de jadis : les adeptes se comptent par millions et
la détermination des nouveaux embrigadés, Muslims-reborn
ou convertis d’autres religions, le simplisme et l’archaïsme des rites et des
dogmes qu’ils leur sont donnés à suivre, et par les dimensions de l’entreprise
de conquête politique et idéologique au moyen d’une foi toute extériorisée, pour
ne pas dire hystérisée, là où le mysticisme catholique visait à la plénitude
intérieure et à la charité pour son prochain. Les convertis de l’État islamique
se font djihadiste par foi islamiste comme on se faisait brigadiste par foi
communiste en Espagne.
·
Ennui, anomie, ordalie, acédie
Phénomène collectif, comme l’a montré Durkheim, le
suicide, et les conduites à risque, et la violence irrationnelle sont un
symptôme de l’état des liens sociaux, de l’insertion ou de la réussite relative
des groupes les uns par rapport aux autres, de l’anomie. Savoir quels groupes
ethniques elles touchent en priorité devient nécessaires dans les sociétés
multiculturelles. Elles sont un indicateur de l’état mental des habitants d’un
pays, du rapport entre individu et social revu sous les couleurs de l’identité
moderne : c’est l’adéquation, ou l’absence de hiatus, entre identité
collective et identités personnelles qui témoigne de la solidité d’une société,
et de sa pérennité.
Les zones à faible densité de population ou à
l’habitat clairsemé (nord de la Scandinavie ou du Québec, Alpes autrichiennes)
y sont plus sujettes et les sociétés religieuses ou celles ayant un fort
quadrillage social (partis et syndicats en Angleterre ou églises et familles
dans les pays latins) le sont moins. Pour les mêmes raisons, la mise en œuvre
par l’État de politiques efficaces de prévention, ou de répression, fait
diminuer sensiblement le nombre de morts prématurées, les suicides en Allemagne
ou les accidents de circulation en France par exemple.
Pour les expliquer, même si ce n’est pas l’objet de
cet article, à l’ennui et à l’ordalie déjà cités, et à la pulsion de mort (de
type freudien), il faut ajouter l’aspiration à l’invisible ou au surnaturel, et
aussi le sentiment de tristesse et de néant qui rend l’existence vide et
inutile, ce que les Pères de l’ Église baptisèrent du nom d’acédie, qualifié de péché capital, car
elle suscite un dérèglement des sens ou le besoin de mettre un terme prématuré
à notre passage dans cette vallée de larmes.
Suicides, morts par addiction, morts violentes par
accidents ou par violence armes, intuitivement, on se dit que les pays
confrontés à des difficultés ou des crises de leur modèle ne font pas bonne
figure. Les Etats-Unis et la France, par exemple. Encore que les statistiques
sous estiment le problème. Il faudrait comptabiliser le nombre de SDF, et celui
des prisonniers de longue durée, et des personnes souffrant de maladies mentales
non létales qui relèvent aussi de tendances autodestructrices ou morbides,
quand bien même de mort lente, comme dirait Brassens, parce qu’elles sont aussi
le signe de la force ou de la faiblesse du lien social. La France est
championne du monde dans la consommation d’antidépresseurs, et aux Etats-Unis
le taux d’incarcération a explosé. À noter qu’on aurait là réunis tout un
ensemble de données très intéressantes pour établir un classement ou un tableau
de bord de la détresse sociale comparée d’un pays à l’autre. Curieusement aucun
organisme ni public ni privé ne s’y est risqué, et pour cause.
[1]
Rising
Morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the
21st century
[2] Drug
Overdoses Propel Rise in Mortality Rates of Young Whites (16.01.2016), When
Addiction Has a White Face (9.02.2016), Why Are White Death Rates Rising?
(22.02.2016), US Suicide Rates surges
to a 30 year high (22.04.2016).
[3]
This
small Indiana county sends more people to prison than San Francisco and Durham,
N.C., combined (16.10.2016)
[4] The Culture of Narcissism. American
Life in an Age of Diminishing Expectations (1979), The
Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (1996).
[5] Il vaut la peine d’en rappeler certaines phrases qui n’ont rien perdu de
leur actualité, et de leur mordant, presque 20 ans après. Que les politiques
français, surtout à gauche, n’en aient pas pris la mesure est tout simplement
consternant. Sur le peuple abandonné : « C’est bien du sentiment d’abandon et d’exclusion d’un peuple que le
Front National prospère. Est peuple, électoralement parlant, qui se sent privé
de représentation et dépourvu de prise sur la décision politique et qui éprouve
sa légitimité par la négative ». Ou sur le cache-sexe (ou
cache-misère) de l’antiracisme : «
Les secours spirituels de l’antiracisme tombent à pic pour faire oublier
l’abandon à peu près complet des buts et des moyens du socialisme classique
auquel le malheur des temps oblige à se résoudre. Il n’a pas fallu moins que ce
providentiel génie du mal pour que le parti du bien parvienne à dissimuler
qu’il était nu… L’antiracisme a pris à
point nommé la relève d’un antifascisme bien fatigué. La dénonciation se met à
fonctionner comme incitation ».
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