mercredi 8 février 2017

Trump IV: Populistes bas du front et demi-savants d’après élections

Investiture présidentielle de Donald Trump (IV)
(Article du 15 janvier 2017)

En 2015 et 2016 les commentateurs autorisés et autres experts appointés ont pris une raclée à propos de tout ce qu’ils s’évertuaient à nier depuis quarante ans. Ils se sont trompés dans les grandes largeurs. Ils se sont proprement disqualifiés. Sur le tournant néo-conservateur français, de la Manif pour tous jusqu’à l’élection de Fillon à la primaire de la droite. Sur les migrations de peuplement venues d’Afrique et du Moyen-Orient vers l’Europe, et de l’Amérique latine vers l’Amérique du nord. Sur le processus de conquête, dans ses dimensions idéologique, politique et guerrière d’un islamisme totalitaire ayant de nombreux traits de l’idéologie communiste du siècle précédent. Sur les mythes du vivre-ensemble et de la coexistence harmonieuse dans les sociétés multiethniques et multiculturelles. Sur la globalisation heureuse et le libéral-libertarisme libérateur. Sur l’Union européenne, entreprise de construction supposée, qui n'est en fait que la destruction programmée des peuples et des nations qui la constitue et laisse un vide politique immense dont on ne sait comment il pourra être bouché. Sur les grands méchants autocrates, de Poutine à Orban et Assad, ou de feu Moubarak, Ben Ali et Kadhafi, dont nos humanistes va-t-en-guerre ont voulu la fin quand dans la société néo-libérale, de nature hobbsienne, le danger n'est pas dans le trop d'État mais dans la disparition des États constitués, comme l'exemple canonique de la Libye l'a montré. Et bien sûr sur le Brexit et sur Trump, et tous les populistes bas du front, "ces enracinés du local contre les agités du global" (Patrick Buisson) qu’il devient difficile de traiter comme quantité négligeable dès lors qu’ils font des majorités et qu’ils sont là pour durer. Comme le dit E. Lévy: « populiste au dessus de 50 %, ça devient populaire ». 
La gifle fut monumentale et elle est méritée. Le traumatisme est considérable. Imaginer qu’un Jean-Marie Le Pen, non sa fille, eût accédé à la régulière à la magistrature suprême française, le choc est du même ordre. Le diable en personne –Hitler en grand blond et sans moustache- s’est emparé de la première puissance mondiale, celle-là qui s’imaginait volontiers comme l’empire du Bien, la nouvelle Athènes éclairée et la nouvelle Jérusalem messianique conduisant l’Humanité enténébrée sur le chemin du progrès, avec la mission quasi divine d’apporter la démocratie et la liberté au monde entier. On ne sait comment les États-Unis vont sortir de l’état de sidération où ils ont été plongés mais cela ne se fera pas sans gros dégâts, quelque soient les orientations ou les politiques, modérées ou radicales, choisies par la nouvelle administration. L’investiture du 20 janvier prochain et les manifestations prévues à cette occasion donneront la tendance pour les mois à venir.
Dénonciation morale et reductio ad hitlerium
Depuis le Brexit et encore plus depuis l’élection de Donald Trump tous ceux qui se sont discrédités en ne voyant rien venir, après qu’ils se sont rapidement excusés, en particulier au New York Times [1], le grand journal de référence, en pointe dans le combat contre Trump, ne cessent de découvrir de nouvelles causes expliquant la victoire de celui qu’ils adorèrent détester, et qu’ils avaient déjà voués à finir dans les poubelles de l’Histoire, comme tous les odieux populistes avant lui.
Il faut du reste se souvenir des derniers jours de la campagne et le ton extrêmement condescendant, sans précautions, à la limite de l’hystérie, comme pour terrasser l’adversaire parce que la victoire semblait assurée, de la part d’Hillary Clinton et de Barak Obama. Ce tir de barrage aura eu l’effet de braquer nombre d’indécis et de motiver des abstentionnistes d’aller voter contre Hillary.
Pour s’en tenir au NYT, le directeur du quotidien Arthur Sulzberger a promis de couvrir « de manière juste et impartiale  » la présidence de Donald Trump, en conformité avec la formule de Adolph S. Ochs : « to cover the news without fear of favour ». Il ne s’est cependant pas passé un jour depuis des mois sans un article à charge dans son journal. Il s’agit bien d’une incapacité de comprendre. Il manque aux commentateurs les capteurs et les outils d’analyse, et ils tombent invariablement dans la dénonciation morale.
Le supplément du 6.12.2016, du NYT illustre bien cette infirmité. Roger Cohen, éditorialiste du journal, énonce, dans The Rage of 2016, toutes les bonnes raisons pour qu’un pan du peuple américain soit en colère eu égard aux effets négatifs de la globalisation avant que de condamner les effets (électoraux) de cette colère, en fait la conséquence des causes qu’il vient d’énoncer, et d’annoncer l’effondrement du système de l’après-guerre. Il n’est jusqu’à l’éloge de l’Allemagne, le bon élève de la classe libérale, équilibrant libéralisme et solidarité qui ne soit un pied de nez à l’ordre de 1945 imposé par les États-Unis et le Royaume-Uni.
Francis Fukuyama (The Allure of the illiberal) et Kofi Annan dans le même supplément dénoncent les nationalistes anti-libéraux qui ont pris le pouvoir un peu partout (Russie, Inde, Japon, Hongrie et maintenant RU et EU) sans s’interroger sur la raison d’un tel mouvement de fond, et de proposer comme seule solution d’améliorer les systèmes de répartition, et en convenant que cela n’est pas suffisant [2]. Quel aveu d’impuissance !
Il faut bien convenir que le plus perspicace a été le magazine conservateur Foreign Affairs (où parut naguère le fameux article d’Huntington sur le clash des civilisations) qui titra dans son numéro d’avant l’élection The Power of Populism, ouvrant sur un interview de Marine Le Pen, ou dans les envois suivants s’interrogeant sur le global Trumpism (« Why Trump’s victory was 30 years in the making and why it won’t stop here. The era of neoliberalism is over. The era of neonationalism has just begun »), trouvant sa genèse 30 ans avant, sur l’ère du neo-nationalism et le retour au principe des souverainetés (sovereign obligations), hérité de l’ordre international sorti des traités de Westphalie après la guerre de Trente Ans qui ravagea l'Allemagne.
Dernier moyen, le plus usité, Trump rhabillé pour l’hiver en nouvel Hitler, avec la référence pesante au retour aux années 1930, aux États-Unis aussi, où on a découvert un Guy Bedos local en la personne de l’écrivain Paul Auster. Un ouvrage tout juste sorti et bien documenté ne peut s’empêcher du même parallèle et de voir en Trump, non un peintre raté comme Hitler, mais « un acteur abimé » [3]. Trump en fasciste, c’est bien n’avoir rien compris et faire preuve d’anachronisme, le pire péché de l’historien, du sociologue ou du journaliste.
Un nouveau paradigme : la démocratie non-libérale
Les commentaires et les lignes de défense idéologiques d’après-élections des commentateurs pour justifier leur manque de perspicacité sont confondants. Rien ne semble pouvoir les faire changer d’idées et bouger de là où ils sont bien installés, si ce n’est une révolution, ou tout autre moyen consistant à renverser la table, la table où ils sont bien accrochés, à la renverser sur eux cette table, et pour de vrai.
Comment expliquer l’aveuglement ou le déni de ceux qui font pour profession d’éclairer le bon peuple en vertu de l’éducation qu’ils ont reçue et de leur intelligence et sagesse supposées ? C’est que d’abord nous sommes entrés dans un monde nouveau, un paradigme inédit de la démocratie libérale, de la politique, des rapports sociaux, des relations internationales. Ce paradigme a commencé à se mettre en place dans les années 1970. La révolution Internet et la libéralisation quasi complète des échanges internationaux en a accéléré le rythme à partir de 1999.
Pour retrouver un tel niveau de transformation il faut revenir cent ans auparavant, lors de la première phase de mondialisation libérale (1885-1914), les mêmes causes produisant les mêmes effets. Cette phase avait vu le paradigme autoritaire et conservateur laissé la place au paradigme démocratique et libéral, celui sous lequel nous avons vécu jusqu’à aujourd’hui.  
Pour les clercs, un changement de paradigme est malaisé à appréhender, comme un virage difficile à négocier. Ils sont prisonniers de leur savoir. C’est que notre perception des évènements est faussée par les représentations. Difficile de sortir des cadres mentaux forgés ou entrés tout armés dans le cerveau, on n’en sort qu’en combattant les conditionnements du dressage ou de l’étude. Pour revenir à la fin du 19ème siècle, ceux qui en restèrent à des conceptions conservatrices et autoritaires furent marginalisés, et les régimes monarchistes qui ne surent s’adapter ont été balayés comme des fétus de paille par le grand vent de l’Histoire.
Quelques traits caractéristiques qui feront l’objet d’un article complet peuvent être tracés de ce nouveau paradigme que certains ont déjà baptisé de démocratie non –libérale ou illibérale : la médiatisation (ou société du spectacle), la marchandisation (ou société de marché), l’individualisation narcissique (ou société des individus), la désintellectualisation-déculturation (ou société sans culture), la dépolitisation comme conséquence des précédents et enfin le retour de religiosités frustres et archaïques : islamismes et pentecôtismes.
Préjugés, vérité, post-vérité
Incapable de s’en libérer eux-mêmes, les commentateurs pointeront les préjugés [4] des gens peu éduqués, ces bas du front tombant sous les charmes des enchanteurs populistes, ces arriérés attirés par le chant des sirènes fascistes, et ils se sentiront investi de la mission de corriger leurs erreurs supposées, pour ne pas dire leur crasse bêtise, et de se considérer en chevaliers du vrai. Et de multiplier les rubriques de décodage et de check-facts ayant vocation à rétablir la vérité, à la manière des admonestations d’autrefois par les curés en chaire ou au confessionnal.
Il faut à ce propos faire un sort au terme de post-vérité dont les médias se sont emparés pour expliquer la crédulité supposée des électeurs. La post-vérité (post-truth ou post-facts en anglais, ou post-faktisch en allemand), a été élu mot de l’année 2016 par le dictionnaire Oxford (en 2015, c’était Lüge-Presse, la presse mensongère, en Allemagne), une notion fourretout, comme l’atteste sa fiche Wikipédia, un mot valise vide de sens, comme du reste celui de contre-vérité qui a fait florès jadis.
Le sophisme pour dénoncer les mensonges des populistes est assez fort de café quand c’est la gauche des campus, depuis 40 ans, des deux côtés de l’Atlantique, cette French Theory dont l'extrême gauche américaine s'est entichée et qui communie dans l’admiration des maîtres français de la déconstruction, du relativisme culturel, de l’art conceptuel et du pédagogisme -Foucault, Derrida, Deleuze, Bourdieu- qui n’ont cessé de combattre les catégories anciennes du Beau, du Vrai, du Droit ou de l’Autorité [5]. À son propos l’édito du Monde du 2 janvier 2017 vaut son pesant de cacahuètes, la grande modestie du journal de référence paraissant suivre une ligne exactement inverse au nombre de ses lecteurs [6].
Notre conception du vrai et de la vérité a été façonnée par deux mille ans de néo-platonisme dont le christianisme a repris les fondements, avec deux approches possibles de la connaissance, l’une fausse, l’une vraie, comme dans le mythe de la Caverne, une conception binaire qui n’est pas celle d’Aristote ou de Blaise Pascal ni celles des philosophies extrême-orientales influencées par le bouddhisme et le confucianisme. Pascal qui qualifie de demi-savants les savants qui n’en sont pas vraiment. Heidegger qui remarque « que l’essence et l’histoire de l’homme occidental se distinguent par ce fait que son rapport fondamental à la totalité de l’étant implique le savoir et le connaître et de la sorte la circonspection au sens où l’essence même de l’homme occidental se décide et se structure à partir de la réflexion. Ce n’est que parce qu’il est ainsi que l’homme occidental historique peut en retour être frappé d’une irréflexion, d’une inconscience, d’une perturbation de sa circonspection, fatalité dont une tribu nègre reste parfaitement préservée ».
Préjugés des demi-savants et savoir des ignorants
Dans un monde idéal avec des règles établis et du fair-play les demi-savants se retireraient du jeu. Las, ils ont la légitimité de ceux que que les médias ont enrolés, ils ont la maîtrise des moyens et des codes de la communication et ils ont l’indécrottable certitude et outrecuidance de leur incommensurable supériorité intellectuelle et morale, à la manière d’un François Hollande bavant et déblatérant des secrets d’État dans des conversations privées avec des journalistes d’investigation....
Les préjugés des demi-savants sont plus indéracinables car ils ont la solidité des certitudes acquises au cours des années d’études. Ils ont pour eux la légitimité du concours, de la chaire, du prétoire ou du plateau télé et enfin ils bénéficient de ce garde-fou très solide que constitue l’amour-propre, ou le narcissisme, plus grand chez celui qui a réussi dans la vie par rapport au raté qui a intériorisé son infériorité.
Les demi-savants pullulent aujourd’hui, en saturant l’espace public, pour la simple raison que les effectifs de gens ayant reçu une éducation et un diplôme de niveau universitaire ont augmentés, sans accroissement du niveau très supérieur de l’instruction, et avec la forte diminution du niveau moyen des formations ou des diplômes, les vrais savants se retrouvent noyés sous le nombre, avec la difficulté corrélative de faire entendre une voix discordante.
Il n’est qu’à voir la teneur des thèses de doctorat aujourd’hui, et de quantités d’ouvrages du commerce: un livre écrit à partir d’autres livres. D’où les accusations récurrentes de plagiats, même à l’encontre de personnalités (en Allemagne où le titre de docteur assure reconnaissance sociale et carrière sans nuages) qui ébranlent régulièrement les universités de sciences humaines tiraillées entre deux objectifs antagonistes: délivrer des diplômes qualifiant à un emploi et préparer à la recherche.
Encore que de nombreuses formations se passent dorénavant de l’usage des livres (selon Natacha Polony les écoles de journalistes françaises n’ont pas de bibliothèques), à la base desquels pourtant a reposé toute l’intelligence humaine, et les fondements de la civilisation occidentale, ceci au profit des savoir-faire et savoir-être, des techniques de communication et de l’usage des images, de la raison instrumentale au détriment de la raison spéculative. Le film Les Invasions barbares de Denis Arcand avait déjà tout résumé il y a une vingtaine d’années avant même l’irruption de l’Internet.
Les préjugés de nos savants (modernes) sont souvent plus grands que ceux qui seront taxés d’ignorants, car ceux-là étant guidés par leurs émotions et parfois leurs intuitions, ils parviennent à des jugements plus immédiats, et donc plus vrais, jugements qu’ils ne sont pas pour autant capables de justifier. Le savoir des ignorants, si l’on permet cet oxymore et de tenter une métaphore, est comme une page blanche, ou un palimpseste, sur laquelle des émotions éphémères et des pensées fugaces trouvent à s’inscrire en signes effaçables et légers, quand le savoir des demi-savants est une page toute chargée de caractères, puisés dans les livres et l’étude, où tous les caractères nouveaux qui s’y impriment, quand on n’est pas doté d’une intelligence organisatrice rigoureuse ou d’un bon sens permettant de trier l’essentiel du superflu, rendent la page moins lisible et moins compréhensible.
Finkielkraut rappelle que pour Arendt, comme pour Orwell, « le véritable ennemi c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone » et à propos de ce pont-aux-ânes contemporain, ce péché d’anachronisme si commun à notre époque, consistant à tout ramener aux heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire, à savoir les années 1930, il donne dans La Seule exactitude ces deux citations, l’une de Péguy « Dans une époque qui tend à se prendre pour une autre, l’exactitude devient la tâche prioritaire de la pensée » et l’autre de Coleridge : « La lumière que nous fournit l’expérience est une lanterne fixée à la poupe : elle ne brille que sur les vagues qui sont derrière nous ».
Nature du populisme
Toute la littérature demi-savante s’est persuadée depuis un siècle, et a voulu nous persuader, que le populisme était une chose très vilaine, à l’extrême-droite, sans compter la confusion entre populisme et fascisme, une sorte de maléfice contre lequel il faudrait se prémunir, comme contre le diable en personne, et si ce n’était avec des gousses d’ail et de l’eau bénite (les visuels des mouvements antiracistes, la main des potes de SOS Racisme par exemple) avec des formules destinées à repousser les esprits démoniaques ou à désenvouter leurs électeurs –d’où à l’inverse les efforts supposés des populistes pour se « dé-diaboliser » sachant que ce sont pourtant leurs adversaires, généralement athées, qui les ont diabolisés.
Les demi-savants ont voulu ignoré non seulement que le populisme pouvait être de gauche et qu’il l’avait été historiquement plus souvent qu’à son tour –Sans-culottes et Communards étaient des populismes de gauche, le général Boulanger fut lancé et soutenu par un Clémenceau siégeant à l’extrême-gauche et il n’est jusqu’à cette tarte à la crème des bien-pensants, le mouvement de Robert Poujade, qui eut droit à son entrée dans les Mythologies (de droite) de Roland Barthes, qui n’eût été soutenu par le PCF et l’Humanité en ses tous débuts au motif de combat des petits contre les gros.
Le populisme a, si ce n’est des vertus, du moins une fonction utilitaire dans les systèmes démocratiques. Par leur vision fléchée et progressiste, hégélienne ou marxiste, de l’Histoire, les demi-savants ne voient dans le populisme qu’un phénomène éphémère ou minoritaire et qui finit toujours vaincu par les forces du Bien. Alors évidemment avec Trump le choc est très grand. Les populistes voués à rester au seuil du pouvoir s’en sont ouverts les portes en grand et ils semblent destinés à y rester un certain temps.







[1] Avec une palme à Paul Krugman qui aura bien saisi la nature du problème, sans savoir le résoudre, reconnaissant l’ignorance de l'Amérique des « élites» sur l'Amérique profonde: « Ce que nous savons c'est que les gens comme moi, et probablement comme la plupart des lecteurs du New York Times ne comprenons pas du tout le pays dans lequel nous vivons... Et il se trouve qu'un grand nombre de personnes - les blancs, vivant principalement dans les zones rurales- ne partagent vraiment pas notre vision de l'Amérique».
[2] « We need better systems for buffering people against disruption, even as we recognise thats dissruption is inevitable »
[3] « His blithe lack of respect for speaking the truth, his indifference to the strictures of the public record, are unprecedented in an American president and can find their parallels only in European leaders of the 1930s. Trump is an improviser, a performer, a creator of new worlds. The narcissistically damaged actor, the high­flying song and dance man » (Trump Revealed: An American Journey of Ambition, Ego, Money, and Power by Michael Kranish and Marc Fisher)
[4] Tout préjugé n’est pas à jeter. Les monarchistes réactionnaires comme de Maistre ou Chateaubriand se faisaient gloire d’avoir des pré-jugés pour résister aux idées nouvelles. Aujourd’hui les peuples plus conservateurs (les Allemands) résistent mieux à la dilution de leur identité nationale par rapport aux peuples plus ouverts (les Français ou les Anglais). De là vient que le souverainisme se fasse plus pressant chez les seconds que chez les premiers…
[5] Je ne peux m’empêcher de rapporter un souvenir personnel, au début des années 2000, à l’EHESS : l’atmosphère d’onction qui régnait dans les séminaires d’un Pierre Rosanvallon à l’air bonasse de curé défroqué, ou dans les grandes messes du prophète Derrida avant sa disparition ou lors des raouts d’épigones de Pierre Bourdieu décédé, avec leurs assistances de bigotes extasiées, recueillies au moment du sermon, outrées comme si on leur eût racontés des saletés quand quelqu’un posait une hétérodoxe question.
[6] « Le défi majeur que la société post-vérité constitue est celui de la crédibilité de l’information, qui est au cœur du fonctionnement démocratique. Ce défi-là concerne tous les lecteurs et citoyens. Leur exigence sera notre meilleure alliée »L’école a été ravagé par ce relativisme culturel quand le professeur n’est plus l’unique titulaire du savoir et que la notion de transmission des connaissances est remise en cause. De même le révisionnisme ridicule à l’encontre de l’histoire, la littérature ou les arts pour en chasser l’homme blanc surreprésenté pour faire de la place aux femmes et aux minorités ethniques. Le même révisionnisme à base de relativisme multiculturel est porté par Valaut-Belkassem pour détruire les programmes d’histoire de France. 

Trump III: Le blues noir du petit mâle blanc occidental

Investiture présidentielle de Donald Trump (III)
(Article du 15 janvier 2017) 

Dis-moi comment tu meurs, je te dirai comment tu as vécu. On sait depuis l’ouvrage que Durkheim lui a consacré en 1897 que le suicide se comprend dans sa dimension sociale, au regard de l’anomie dont souffre l’individu moderne, seul, sans lien social, quand il se voit coupé des appartenances qui donnait, si ce n’est un sens à sa vie, au moins un cadre solidaire qui le sécurisait (famille, voisinage, travail, église, syndicat, parti, nation) lui permettant de surmonter ses échecs personnels, le chômage, l’absence d’argent, une séparation, le vieillissement.
On ne se suicide pas parmi les peuples sauvages, et très peu dans les sociétés traditionnelles, mais bien plus dans les villes anonymes, et encore davantage dans les campagnes désertifiées, et énormément aux Etats-Unis ou en France ces derniers temps. Encore que le suicide ne soit que la partie émergée de l’iceberg de la désespérance sociale. Mourir de cirrhose ou d’un cancer des poumons par abus d’alcool ou de tabac, d’une overdose de produit narcotique ou médicamenteux, des suites d’une maladie mentale causée par la dépression, dans un accident où l’on a voulu se faire peur pour oublier ses problèmes, ou par balle ou arme blanche dans telle ou telle guerre des gang jouée comme au cinéma, sont aussi des formes de suicides, indirects et par procuration. Il n’est jusqu’à se faire djihadiste ou de partir pour la Syrie qui ne ressortent d’une envie suicidaire d’en finir avec la vie.
L’année dernière, dans le New York Times, quand les journalistes et éditorialistes n’étaient pas occupés à dire toute l’horreur que leur inspirait Donald Trump, il nous a été donné à lire des petits bijoux d’articles roboratifs à propos de ces Américains qui souffrent tant et tant depuis qu’ils sont les sacrifiés de la globalisation et des politiques d’affirmative action qu’ils ont fini par le dire avec leurs pieds. Il ne fallait pas être grand clerc pour entrevoir que la middle-America très mécontente entendrait faire souffler un grand souffle de changement sur les élections. Elle le fit à gauche, au travers de Bernie Sanders, et à droite au travers de Donald Trump. Il aura fallu le résultat réel sorti des urnes pour que le voile d’ignorance qui aveuglait les commentateurs se déchire et que par la même occasion le présent texte puisse trouver preneur. A remarquer que l’on trouve de tout dans le NYT. C’est l’avantage d’un très grand journal avec de nombreux contributeurs, et des journalistes qui vont encore, parfois, sur le terrain pour faire leur métier. Il faut juste trier.
·        Cette surmortalité que l’on n’a pas voulu voir
C’est une étude [1] d’Anne Case et Angus Deaton parue dans le PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) de décembre 2015 qui a attiré l’attention des journalistes du NYT. Ces articles [2] nous apprennent que les blancs caucasiens meurent prématurément, comme jamais auparavant aux États-Unis, hommes et femmes indistinctement, dans presque toutes les classes d’âge et les catégories sociales, mais plus particulièrement chez les jeunes adultes et les hommes à faible qualification, au point que le taux de mortalité global a sensiblement augmenté, que les suicides sont au plus haut depuis 30 ans, que les overdoses médicamenteuses ont explosées et que la surmortalité des 20-30 ans atteint les taux records des débuts de l’épidémie de SIDA.
Un autre article [3] nous apprend que les blancs sont aussi plus touchés qu’auparavant par les mises en incarcération eu égard aux trafics de stupéfiants et de médicaments auxquels ils se livrent, par addiction autant que par désœuvrement, parce qu’on est infiniment plus sévères dans les comtés ruraux où ils habitent que dans les grandes villes. 
Depuis 1999, le taux de mortalité s’est sensiblement accru pour les blancs non hispaniques, surtout d’âge moyen, en raison du très fort accroissement des morts par empoisonnement (overdose narcotique ou médicamenteuse), par cancer du foie (alcoolisme) et par suicides. Les noirs et hispaniques ont vu leur taux de mortalité baisser régulièrement.
Le phénomène le plus spectaculaire est l’explosion du nombre d’overdoses médicamenteuses, au point que cela en est devenu un problème de santé publique, la responsabilité des administrations publiques et des laboratoires pharmaceutiques dans la mise en circulation de médicaments à base de d'opiacés, dix fois plus actifs que l’héroïne, étant criantes. Ce sont les patients qui réclament des antidouleurs toujours plus puissants parce que les antalgiques ne font plus effet. La résistance à la douleur s’est détériorée, tout comme l’acceptation de souffrir. Nous ne sommes plus capables de l’endurer comme nos grands-parents dont les corps soumis aux privations ou aux durs travaux manuels y étaient habitués dès le jeune âge. Les douleurs peuvent aussi avoir augmenté d’intensité, avec des causes nouvelles pour les générations arrivées à la vieillesse et ayant subi la détérioration de l’environnement, l’industrialisation de l’agriculture, la sédentarité, les addictions.
Les journaux n’ont pas fait leurs grands titres sur ces informations. La mort de Prince par abus de médicaments ou celle de Michael Jackson en 2009 pour les mêmes raisons, ou de Amy Winehouse en 2011 par coma éthylique, ont fait les Unes mais pas la mort de ceux que l’on ne veut pas voir, ces gagnants de l’Histoire devenus des perdants. Le gros des suicidés et des accidentés de la vie ne correspondent plus au profil qui nous était familier depuis des décennies. Ce ne sont plus les noirs ou les autres minorités qui seraient les sacrifiés du rêve américain à la sauce globalisée, comme l’épidémie de crack, celle du sida ou la violence des  gangs nous avaient habitué.
·        La surmortalité des blancs, signe de désespérance sociale et de déclassement
Ces statistiques, trop peu commentées, auraient dû agir comme une révélation car elles nous informent sur trois points capitaux : l’accélération de la désespérance sociale à partir de 1999 quand commence la révolution Internet, le passage à une économie immatérielle et l’effondrement de l’emploi industriel au profit des pays émergents ; l’ampleur de cette désespérance mesurée, même imparfaitement, par la surmortalité, et qui n’est pas cantonnée aux anciens grands centres industriels ou aux catégories ouvrières ; sa prévalence sur le travailleur blanc peu éduqué, parce qu’il est le grand perdant de la globalisation ainsi que de l’accession à de meilleurs emplois et à une plus grande richesse pour les femmes du fait de leur émancipation, et pour les minorités ethniques du fait des privilèges d’affirmative action et du changement de regard à leur égard.
Les enquêtes d’opinion confirment le pessimisme des blancs (47 % à estimer que leur situation s’est améliorée en 2014, contre 64 % en 2000) et l’optimisme relatif des noirs à 67 % et des hispaniques à 68 %. Ce qui ne veut pas dire que la condition économique et sociale des blancs soit devenue inférieure à celle des autres communautés ethniques. Il faut tenir compte de ce que Robert Merton nomme le groupe de référence: la réussite s’apprécie par rapport à celle du groupe dont on est membre et surtout à la réussite de ses propres parents au même âge.
Aujourd’hui, on se suicide donc toujours autant, et même plus, mais à des âges différents et avec d’autres moyens, mais toujours là où se posent des problèmes aigus de cohésion sociale ou d’identité collective ou personnelle. Le suicide additionné des morts par addictions ou conduites à risque -par overdose de produits stupéfiants, ou de médicaments, et, par accidents- est un bon critère de l’état moral d’une nation et de son organisation collective et de ses services publics.
Le phénomène de déclassement accéléré des classes populaires n’est pas nouveau en soi, ni en Amérique ni en France, et pas davantage la crise de l’identité de l’homme blanc occidental. Louis Chauvel avait analysé pour la France dans un livre remarqué (Le Destin des générations, 1998) le phénomène de déclassement d’une cohorte générationnelle à l’autre, des fils par rapport aux pères, et Christophe Guilluy a établi pour la France les bases de la dispersion spatiale de ce déclassement dans le péri-urbain. Pascal Bruckner avait aussi très tôt mis en relief tant la masochisme de la repentance occidentale que le sanglot de l’homme blanc malmené dans son identité.
En fait le déclassement de la classe moyenne inférieure -ouvrière, populaire et blanche- et de sa re-prolétarisation à 30 ans de distance, date des débuts de la nouvelle grande phase de mondialisation libérale commencée dans les années 70 -le salaire horaire moyen du travailleur sans diplôme du supérieur a baissé de 14 % entre 1973 et 2012 aux Etats-Unis- et de la mise en place d’un nouveau régime de production (activités intellectuelles et industries de communication), correspondant à la nouvelle révolution technologique, à une nouvelle instance de légitimation idéologique de type libérale-libertaire et d’une nouvelle classe dirigeante, imparfaitement appelée bourgeois-bohème.
Christopher Lasch [4] aux Etats-Unis et Jean-Claude Michéa en France s’en firent très tôt l’écho tout comme Marcel Gauchet dans ses deux articles séminaux de 1980 (Les droits de l’homme ne sont pas une politique) et de 1990 (Les mauvaises surprises d’une oubliée: la lutte des classes [5]), le second article dont fut tiré le terme de fracture sociale pendant la campagne présidentielle de 1995. La Grande Bretagne a présenté le même phénomène de désindustrialisation et de prolétarisation, très bien illustré dans la littérature ou au cinéma avec les films de Kean Loach ou Dany Boyle. Le phénomène n’en finit pas de produire ses effets et autant dire que tant le Brexit que l’élection de Trump devraient être tout sauf des surprises. Ils ont été plus qu’annoncés voilà plus de trente ans !
Les statistiques de surmortalité sont les symptômes cliniques d’une maladie sociale qui couve et que l’on ne peut encore diagnostiquer. C’est la preuve formelle du déclassement à large échelle et rapide d’une part importante de la population, là où les chiffres d’emplois ou sur les inégalités de revenus sont difficiles à interpréter, chaque révolution industrielle produisant des effets de déversement (le remplacement des vieux emplois déqualifiés par d’autres dans les nouveaux secteurs d’activité- effets dont l’ampleur pour notre époque seraient bien moindres) mais en souffrance physique et mentale, la souffrance des blancs principalement.
Ceux qui forment encore une majorité ethnique, mais plus pour trop longtemps, se sentant dépossédés de la Great America que leurs ancêtres avaient fondée, et brisés dans leur corps et dans leur tête, ont porté Donald Trump au pouvoir pour qu’il leur restitue ce qu’ils estiment être leur dû.
·        Suicides et mal de vivre lors de la première mondialisation libérale (1885-1914)
Les suicidés de Durkheim, à la fin du 19ème siècle, ressortaient d’une société en pleine phase de sortie de la religion, au moment de la première grande phase de mondialisation libérale quand la vie mentale et sociale, de la naissance à la mort ne se trouvait déjà plus sous l’emprise exclusive de la croyance au divin, ou du principe holiste, et que les solidarités de proximité fonctionnaient déjà moins. Les idéologies se substitueront à la religion chrétienne, dans sa double dimension holistique et messianique, pour tenter d’effacer le schisme béant entre les aspirations individuelles et les nécessités collectives, entre le Moi et le Tout, explosant bientôt dans les formes paroxystiques du totalitarisme. Et l’État-providence apparu timidement en Allemagne et en France à la même époque prendra peu à peu la place des solidarités. Bien imparfaitement cependant, l’absurdité de la condition humaine, sans le recours de la superstition ou du divin, et avec le poids de la solitude, demeurant plus que jamais.
De là la tristesse mélancolique ou le désespoir noir, les dépressions et les maladies mentales soignées à coup de cures psychiatrique et psychanalytique, de médicaments et de camisoles chimiques. Certains font passer leur mal de vivre en s’étourdissant de plaisirs, au café ou au bordel, et en se réfugiant dans les paradis artificiels –alcool, opium, cocaïne- dans le Paris, Vienne et Berlin de la Belle Époque et des Années folles. D’autres trouvent leur salut dans le mysticisme et tout ce qui peut faire office de spiritualisme, dans les sciences, les arts ou la politique même. L’occultisme, le spiritisme, l’illuminisme sont à la mode, les plus grands esprits s’y adonnent, et le catholicisme lui-même retrouve une nouvelle jeunesse, au travers d’une croyance plus intériorisée, érémitique ou extatique, dont témoignent les expériences de Thérèse de Lisieux, du curé d’Ars et du père de Foucauld, ou les innombrables conversions d’esprits éclairés tels que Huysmans, Claudel ou Chesterton, dont beaucoup d’anciens débauchés, itinéraire illustré par Huysmans lui-même dans ses deux romans À Rebours et En route.
·        Suicides, addictions, conduites à risque lors de la 2ème mondialisation libérale (1975-
Ce tableau de l’époque qui va de 1880 à 1914, interrompue brutalement par les horreurs de la guerre, avec un surgeon entre 1920 et 1929, une sorte d’ultime exutoire avant la nouvelle plongée dans le bain de sang rédempteur, ressemble à bien des égards à notre monde de la deuxième mondialisation libérale qui a commencée en 1975 et dont on ne sait comment elle se pourra finir, les mêmes causes produisant les mêmes effets, peu ou prou: effondrement des anciennes incorporations et appartenances, déracinement et dés-identification, hiatus irréconciliable entre l’individu et le tout social sauf dans l’abandon au fusionnel et à l’irrationnel. Les palliatifs trouvés, comme la médecine du même nom, sont les mêmes: l'amusement forcé et la fête obligée, dans des formes renouvelées de divertissement abrutissants ou de débauche, et la voix mystico-religieuse, à la différence considérable prêt que le christianisme, et surtout le catholicisme, aux fondements de notre civilisation, n’en sont pas cette fois les bénéficiaires.
Nos façons de faire la fête ou de s’étourdir de plaisir à base de musique, de danse et d’alcool, et de sexe plus ou moins tarifé, sont les mêmes, en moins drôle et en moins gai. Philippe Muray a dit là-dessus des choses définitives. Les drogues du nirvana ou de l’oubli sont plus que jamais là, mais en s’étoffant de produits de synthèse aux effets inédits, et en moins chers pour gagner de nouvelles clientèles. Le champ des dérivatifs au mal de vivre, ou plus généralement à l’ennui, s’est aussi très élargi à un tout ensemble d’addictions nouvelles.
Si l’usage délibéré de produits toxiques se retrouve partout, même chez les peuples sauvages, les addictions ont pris à l’âge moderne une dimension pathologique inédite. N’importe qui se trouve accro, qui aux produits stupéfiants ou aux médicaments, qui aux jeux de hasard ou aux jeux vidéo, qui à Internet et à ses réseaux sociaux ou à l’indétrônable télévision, qui à ces bonnes vieilles dépendances (alcool, nourriture, tabac, sexualité débridée) qui n’ont pas lâchées prises et à qui on doit nos lots de maladies de civilisation, certaines qualifiées de pandémies vu leur extension.
·        Conduites à risque, accidents et violence morbide
De même que si les conduites à risque paraissent ontologiques à l’espèce humaine, et même à certaines espèces animales, elles avaient une fonction précise, en lien avec la procréation, les moyens de la séduction ou ceux de la parade nuptiale, comme l’explique Jared Diamond dans The Chird Chimpanzee et non dans ce vide symbolique, sans fonction de représentation, consistant à jouer avec le danger, et avec sa vie ou avec sa santé, dans des formes de narcissisme morbide, dans les sports extrêmes ou l’usage d’engins mécanique, voire la délinquance violente et armée, sans nécessité anthropologique particulière ou utilité sociale pour les justifier.
Les années 1980, par exemple, lancèrent les modes de l’extrême et du pushing the limits en montagne ou dans les sports aériens. Le Grand Bleu (1988) de Luc Besson rendit bien compte, dans le milieu de la plongée profonde en apnée, de la quête de l’inaccessible et du record idiot, et de l’autisme ou de l’incompréhension les uns pour les autres, et de la souffrance à vivre dans ce milieu là. Dans un monde où tout a déjà été exploré, et où l’aventure se vend au coin du chemin, difficile de se distinguer par des exploits véritables, le propos de Musset –nés trop tard dans un monde trop vieux- étant plus que jamais d’actualité, à chaque génération nouvelle qui vient et qui se trouve emportée dans le flot ininterrompu du changement.
Ces modes auront été une reprise des années 1950 quand on se faisait peur à bord de sa Jaguar ou de sa Ford Mustang (de Sagan à James Dean et Boris Vian), en rejouant là une sorte d’ordalie pour non-croyants, le jugement de Dieu par le feu ou par l’eau bien connu des chrétiens, ordalie pas si différente que celle qui consistait en ascèse érémitique ou monastique, en tourments physiques, à s’isoler dans le désert comme le père de Foucauld ou à se mettre à la merci des éléments comme dans toute une littérature christique apologétique du siècle précédent. La surmortalité automobile dans certains pays, en France par exemple, atteste de comportements à risque qui ont longtemps perduré. De même que le danger de jouer avec les maladies sexuelles et la contamination au SIDA à la fin du 20ème siècle rappellent les risques encourus avec la syphilis, dans la fréquentation des prostituées, dont toute la littérature du 19ème siècle, et les littérateurs eux-mêmes, et pour cause, ont été marqués avant l’arrivée de la pénicilline.
Et même la religion a retrouvé des adeptes, quoique pas toutes les religions à égalité et pas de la même façon ! Le pentecôtisme et surtout l’islamisme ont la cote, avec une puissance démultipliée par rapport au renouveau catholique de jadis : les adeptes se comptent par millions et la détermination des nouveaux embrigadés, Muslims-reborn ou convertis d’autres religions, le simplisme et l’archaïsme des rites et des dogmes qu’ils leur sont donnés à suivre, et par les dimensions de l’entreprise de conquête politique et idéologique au moyen d’une foi toute extériorisée, pour ne pas dire hystérisée, là où le mysticisme catholique visait à la plénitude intérieure et à la charité pour son prochain. Les convertis de l’État islamique se font djihadiste par foi islamiste comme on se faisait brigadiste par foi communiste en Espagne.
·        Ennui, anomie, ordalie, acédie
Phénomène collectif, comme l’a montré Durkheim, le suicide, et les conduites à risque, et la violence irrationnelle sont un symptôme de l’état des liens sociaux, de l’insertion ou de la réussite relative des groupes les uns par rapport aux autres, de l’anomie. Savoir quels groupes ethniques elles touchent en priorité devient nécessaires dans les sociétés multiculturelles. Elles sont un indicateur de l’état mental des habitants d’un pays, du rapport entre individu et social revu sous les couleurs de l’identité moderne : c’est l’adéquation, ou l’absence de hiatus, entre identité collective et identités personnelles qui témoigne de la solidité d’une société, et de sa pérennité.
Les zones à faible densité de population ou à l’habitat clairsemé (nord de la Scandinavie ou du Québec, Alpes autrichiennes) y sont plus sujettes et les sociétés religieuses ou celles ayant un fort quadrillage social (partis et syndicats en Angleterre ou églises et familles dans les pays latins) le sont moins. Pour les mêmes raisons, la mise en œuvre par l’État de politiques efficaces de prévention, ou de répression, fait diminuer sensiblement le nombre de morts prématurées, les suicides en Allemagne ou les accidents de circulation en France par exemple.
Pour les expliquer, même si ce n’est pas l’objet de cet article, à l’ennui et à l’ordalie déjà cités, et à la pulsion de mort (de type freudien), il faut ajouter l’aspiration à l’invisible ou au surnaturel, et aussi le sentiment de tristesse et de néant qui rend l’existence vide et inutile, ce que les Pères de l’ Église baptisèrent du nom d’acédie, qualifié de péché capital, car elle suscite un dérèglement des sens ou le besoin de mettre un terme prématuré à notre passage dans cette vallée de larmes.
Suicides, morts par addiction, morts violentes par accidents ou par violence armes, intuitivement, on se dit que les pays confrontés à des difficultés ou des crises de leur modèle ne font pas bonne figure. Les Etats-Unis et la France, par exemple. Encore que les statistiques sous estiment le problème. Il faudrait comptabiliser le nombre de SDF, et celui des prisonniers de longue durée, et des personnes souffrant de maladies mentales non létales qui relèvent aussi de tendances autodestructrices ou morbides, quand bien même de mort lente, comme dirait Brassens, parce qu’elles sont aussi le signe de la force ou de la faiblesse du lien social. La France est championne du monde dans la consommation d’antidépresseurs, et aux Etats-Unis le taux d’incarcération a explosé. À noter qu’on aurait là réunis tout un ensemble de données très intéressantes pour établir un classement ou un tableau de bord de la détresse sociale comparée d’un pays à l’autre. Curieusement aucun organisme ni public ni privé ne s’y est risqué, et pour cause.




[1] Rising Morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century
[2] Drug Overdoses Propel Rise in Mortality Rates of Young Whites (16.01.2016), When Addiction Has a White Face (9.02.2016), Why Are White Death Rates Rising? (22.02.2016), US Suicide Rates surges to a 30 year high (22.04.2016).
 [3] This small Indiana county sends more people to prison than San Francisco and Durham, N.C., combined (16.10.2016)
[4] The Culture of Narcissism. American Life in an Age of Diminishing Expectations (1979), The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (1996).
[5] Il vaut la peine d’en rappeler certaines phrases qui n’ont rien perdu de leur actualité, et de leur mordant, presque 20 ans après. Que les politiques français, surtout à gauche, n’en aient pas pris la mesure est tout simplement consternant. Sur le peuple abandonné : « C’est bien du sentiment d’abandon et d’exclusion d’un peuple que le Front National prospère. Est peuple, électoralement parlant, qui se sent privé de représentation et dépourvu de prise sur la décision politique et qui éprouve sa légitimité par la négative ». Ou sur le cache-sexe (ou cache-misère) de l’antiracisme : « Les secours spirituels de l’antiracisme tombent à pic pour faire oublier l’abandon à peu près complet des buts et des moyens du socialisme classique auquel le malheur des temps oblige à se résoudre. Il n’a pas fallu moins que ce providentiel génie du mal pour que le parti du bien parvienne à dissimuler qu’il était nu… L’antiracisme a pris à point nommé la relève d’un antifascisme bien fatigué. La dénonciation se met à fonctionner comme incitation ».

Trump I: Un ruffian sans foi ni loi ou le retour de la politique à l’ancienne ?

Investiture présidentielle de Donald Trump (I)
 (Article du 15 janvier 2017)

La campagne américaine ne s’est pas arrêtée le 8 novembre. Il y eut quelque chose d’inédit aux États-Unis, en plus de tout le reste, dans la hargne entre les deux camps dans cette période qui va du jour de l’élection jusqu’à celui de l’investiture le 20 janvier. Trump n’a enfilé qu’imparfaitement les habits du personnage digne et respectable qui siéent à un chef d’État fraichement élu. Il a certes modéré son allure, rangeant au magasin des accessoires sa houppe de cheveux jaunes-oranges qui lui servait d’étendard mais il continue à distiller ses petites phrases perfides et ses tweets vengeurs sans compter ses nominations sujettes à caution et ses déclarations fracassantes, un jour à l’encontre d’une actrice célèbre, l’autre contre une icône des droits civiques, ou à propos de l’Otan ou de l’Union européenne, sans compter tous les constructeurs automobiles qui en prennent pour leur compte. Trump ne parait pas vouloir tempérer la ligne générale de sa politique ni ses orientations.
Ses opposants sont vindicatifs aussi, car ils ont perdu sur le fil, et à une large différence, une élection qui leur était gagné d’avance, et plus revanchards que dans n’importe quelle autre élection passée parce qu’ils estiment n’avoir pas perdu à la régulière. Et d’entreprendre avec l’aide des médias une campagne d’après campagne pour délégitimer l’élection et pour délégitimer le Président lui-même. Ses opposants résolus se trouvant dans le parti républicain même, comme John McCain, parti dont il dépend au Congrès pour engager sa politique. Tout ça est du jamais vu et annonce des révélations, des coups-bas et des scandales ininterrompus. Il n’est même pas dit qu’une procédure d’empêchement ne soit lancée contre lui. Retour sur les deux derniers mois.
·        La victoire d’un outsider et d’un iconoclaste
Il faut rappeler l’énorme différence de moyens entre Trump et Clinton. En terme financier celle de Trump a couté un dixième de celle de Clinton, pour l’essentiel prélevée sur sa fortune personnelle. Sans compter l’ensemble de la classe dirigeante, formée des intellectuels, des artistes, des médias (200 journaux pour Clinton contre 6 pour Trump), et tout ce que Washington possède de politiciens, tout l’establishment républicain compris qui a fait campagne contre Trump.  
Trump a fait la différence dans les tout derniers jours de la campagne, l’avantage décisif lui ayant été donné par ses propres adversaires, dans ce pilonnage hallucinant de Clinton et d’Obama visant à écraser, à humilier, à salir celui qu’ils ont toujours considéré comme un indésirable, un intrus, un imposteur. En politique comme à la guerre, il est une règle de ne jamais humilier l’adversaire. Les indécis ont certainement été révulsés non seulement par ce pilonnage mais aussi par un tel parti- pris, encore jamais vu, de la part du Président sortant.
La large victoire en termes de grands électeurs recouvre en fait une victoire à un fil dans trois États décisifs, trois Swing States (Michigan, Wisconsin et Pennsylvanie) où le vote ouvrier a fait la différence. Ce sont les 107.000 voix d’avance additionnées sur ces trois États qui ont permis à Trump de gagner, soit seulement 0.09 % du total national des scrutins. Trois États qu’Hillary Clinton a négligé parce qu’ils paraissaient acquis et où nombre de votants ont dû se sentir visé par ses remarques désobligeantes sur le profil des électeurs de Trump, les Angry White Men.
L’économisme de la gauche démocrate a été fatal à Hillary Clinton, comme elle le sera à la gauche française ou à la gauche allemande en 2017. L’économisme de la gauche vient de sa conversion à tous les préceptes du libéralisme économique et à son abandon des classes populaires. C’est ce qui aurait fait gagner Bill Clinton dans les années 1990 (It’s the economy stupid !). En dépit du sous-emploi chronique et de la faiblesse des salaires, la campagne s’est jouée sur l’identité nationale des Américains et le modèle de l’Amérique du futur, pour la simple raison que les électeurs ont très bien perçu que le nombre et la qualité de leur emploi et le montant de leurs revenus ne dépendent pas, en système de frontières grandes ouvertes, de phénomènes conjoncturels internes et du réglage de la croissance mais de choix politiques et idéologiques. It was the social stupid !
·        Ces procédés pour délégitimer le vote Trump ou la personne de Trump
Les mêmes procédés visant à délégitimer le vote Trump ont été utilisés pour le Brexit ou les référendums perdus en Europe (en France, au Danemark, en Irlande) à propos des traités européens.
Le premier procédé, très entendu chez nous, par ignorance des règles de la démocratie américaine, a consisté à mettre en avant le nombre de votes populaires, de deux millions plus importants pour Hillary Clinton. C’est arrivé cinq fois en 250 ans que le gagnant en nombre de grands électeurs ait moins de voix en valeur absolue des votants. L’argument est absurde [1]. Dans le système fédéral étatsunien l’échelle électorale de référence est l’État fédéré, au sein desquels les partis décident de la façon dont seront élus les grands électeurs (par votation ou par acclamation, à la proportionnelle ou au scrutin majoritaire). C’est un suffrage indirect, fait pour modérer les excès du suffrage universel et le risque de dictature. Cette divergence se produit dans d’autres grandes démocraties comme le Royaume-Uni où se pratique le scrutin uninominal à un tour.
Le deuxième procédé vise à délégitimer les électeurs, soit en mettant en doute leur capacité d’exercer leur droit de vote parce qu’ils n’ont pas l’éducation ou la capacité de discernement face aux discours populistes –c’est l’éternel rhétorique à l’encontre du suffrage universel versus un corps électoral de citoyens éclairés dans le suffrage censitaire- soit parce que la colère ou le ressentiment les animent, –là aussi c’est le procédé habituel des privilégiés ou des mieux nés pour dénier toute légitimité aux mécontents, justement parce qu’ils sont mécontents- soit qu’on leurs attribuent toutes les mauvaises pensées -raciste, sexiste et homophobe- qui vous mènent en enfer. Le terme de petit-blanc -le Angry White Man- utilisé sans cesse après les élections est un super concentré de tout ce qui délégitime l’électeur de Trump : un ignorant, un mécontent, un raciste et un sexiste.
Troisième procédé concernant les moyens de la campagne, avec les accusations de hacking russe et de propagation de fausses nouvelles. Rappelons que pendant les campagnes électorales américaines c’est la guerre, une guerre de type commercial, avec des monceaux d’argent déversés que ni les démocrates ni les républicains n’ont voulu limiter (les fameux PAC), pour dénigrer et calomnier l’adversaire, pour l’espionner et le piéger, pour acheter des informations confidentielles ou pour corrompre ses partisans. Il n’y a pas de règles si ce n’est celles de ne pas se faire prendre, et de ne pas commettre d’actes illégaux (comme dans l’affaire du Watergate). On le voit avec le dossier établi  d’abord dans le camp républicain puis dans la nébuleuse de la CIA et du parti démocrate pour nuire à Trump en relation avec ses liens avec la Russie. Rappelons que les agissements des services secrets russes sont à mettre en balance avec les hallucinantes révélations sur les pratiques de la NSA et le contrôle panoptique de la planète grâce aux moyens électroniques dont disposednt les États-Unis.
Le quatrième procédé concerne le personnage de Trump lui-même et les épithètes moralisantes à son encontre. Aux critiques de campagne sur sa vulgarité de nouveau riche, son ignorance, son sexisme, sa xénophobie,  s’est ajouté un discours savant pour délégitimer son discours et ses idées à partir du concept de post-vérité, sans compter bien entendu la reductio ad hitlerium (voir l’article IV: Populistes bas du front et demi-savants d’après-élection).
·        Un milliardaire bouffon et un pitre de pantomime
Il y a un côté bouffon, pitre, et anarchiste de droite chez Trump. Il allume tous ceux qui l’attaque et ou se prennent au sérieux. Il se moque des  institutions et de toutes les valeurs consacrées, même les plus respectées comme les  anciens combattants, John McCain par exemple, ce qui en dit long sur le regard des Américains sur leur armée et le complexe militaro-industriel après des guerres inutiles et coûteuses. Il est un iconoclaste narcissique ne respectant rien et capable de tout.
La dimension excessive et énorme du personnage se retrouve dans sa philosophie “go to hell” (va en enfer) popularisée dans son émission de téléréalité où il virait les gens qu’il jugeait incompétent. Attaques personnelles brutales et répétées (if they screw you, screw them twenty times harder), contre Clinton (she lies and she lies and she lies again) ou contre Obama, sur son lieu de naissance, à base de simples rumeurs.
Les commentateurs autorisés ne saisissent pas le phénomène Trump, pas plus que le duo Johnson-Farage, promoteur du Brexit, ni le phénomène (Jean-Marie) Le Pen. Il y a chez eux quelque chose qui relève d'une farce grotesque, d'un bras d'honneur, d'un formidable pied de nez aux puissants de ce monde, aux gens qui se donnent de l'importance, à ceux qui font la morale et méprisent les petites gens. Dans cette pantomime on entend le rire gras et grivois de Gargantua, les ricanements du Bardamu de Céline, les pitreries sales du père Ubu de Jarry [2]. Les bouffons font de la politique.
La revanche des sans-dents, des sans-importance, des sans-grades contre les élites révoltées qui leur ont déclaré la guerre voilà plus de trente ans (voir Christopher Lasch) utilisent les canaux les plus improbables qui soient : des milliardaires sans manières, des aristocrates défroqués et des chiens de guerre. Certes sa qualité de milliardaire opportuniste et sans scrupules ne fait pas de lui le candidat idoine pour défendre les ouvriers et les déshérités. Mais ce qui choque les Européens ou les intellectuels, tel que l’étalage de richesse, sont des atouts pour qui caressent le rêve américain de réussite [3].
·        Menteur de rue contre menteur de salon
Bien sûr que Donald Trump ment, bien sûr qu'il est démagogue, Trump ment comme il respire mais les autres mentent aussi, d'une autre façon, plus hypocrite et fausse, plus sournoise. Trump ment comme un bonimenteur ou un arracheur de dent. Il est le menteur de rue contre le menteur de salon. L’un est grossier, jovial et canaille. L’autre est madré, hautain et pincé. D’un côté un des personnages de la pantomime ou de la Commedia dell’arte. De l’autre le Tartufe de Molière, hypocrite, jésuitique et faux-cul.
Car Obama ou Clinton ne sont pas moins bonimenteurs que lui. L'un avec ses airs de prêcheur baptiste -des prêches inversement proportionnels aux réalisations de son mandat et au respect de ses promesses de campagne- toujours à prôner la bonne parole, qui n'est que l'habillage rhétorique de son impuissance ou de sa pusillanimité, un puritain moraliste -ce qui ne l'empêche pas d'ordonner liquidations et assassinats par drones interposés partout où bon lui semble. L’autre, Clinton, avec son air faux et emprunté qui lui vaut de ne pas inspirer confiance, avec ses sourires forcés jusqu'aux oreilles pour faire croire qu’elle n’est pas la mégère dont elle a les airs, ses postures progressistes pour cacher sa proximité avec Wall Street, et les puissants de ce monde.
Le populo déteste le menteur de salon et accorde sans illusions et une sage distanciation, ses suffrages au menteur de rue, ses rires gras, ses blagues douteuses et ses racontars, comme un pied de nez à ceux qui dans les salons, lui disent comment penser et se comporter. Le bobo abomine le menteur de rue et assez naïvement il croit aux mensonges du menteur de salon, à sa morale de sacristie, à ses indignations sélectives, à sa pudibonderie et ses postures de bien-pensant.
·        Populiste, démagogue et une bête de scène
Quelques précautions sont à prendre pour comprendre le phénomène Trump. Il faut dissocier l’homme, Donald Trump, peu recommandable selon les critères de savoir et d’expérience généralement attendu pour une telle fonction, de son programme qui a le mérite d’être clair –Make America great again- et d’offrir une alternative possible au néo-libéralisme. C’est l’acte II de la révolution néo-conservatrice américaine, Ronald Reagan ayant assuré l’acte I.
Ses outrances et provocations de campagne trouvèrent leurs pendants dans l’hystérie des anti-Trump dont la fin de campagne a offert un aspect caricatural. En dépit d’être un ignorant qui n’a jamais lu de livres, Trump a des qualités exceptionnelles de charisme, il est un séducteur et un deal-maker et il a un caractère décidé et volontaire. Sa grande expérience des affaires fait de lui un décideur au meilleur sens du terme.
Il convient de dissocier la lettre et l’esprit d’un programme électoral, ce que Trump a lui-même expliqué dans sa défense d’une approche hyperbolique (truthfull hyperbole [4]) des problèmes, une « forme innocente d’exagération », ce que Margaret Sullivan du Washington Post explique aussi dans le mea-culpa de son journal (« Les médias prennent toujours Trump à la lettre mais ils ne le prennent pas au sérieux »). L’exagération ou l’emphase est le propre des discours de campagne, des harangues de préaux d’école jusqu’à l’atmosphère enflammée des grand congrès.
Car Donald Trump est un populiste et un démagogue, certes. Mais un populiste c’est avant tout quelqu’un qui est populaire, qui comprend les ignorants et les bas du front comme lui, méprisés et démonisés par les élites et les intellectuels, et qui est compris par eux, en utilisant les canaux inhabituels de la politique, hors des partis, en cherchant une communion directe avec son électorat, par son charisme personnel et l’emploi des grands médias. Le populisme a ses lettres de noblesse à travers Dostoïevski ou Jack London et le populisme a été de gauche et même socialiste.
Quant à l’accusation de démagogie, elle fait sourire car François Hollande au Bourget dans son engagement à combattre son ennemi la finance n’était pas moins démagogue que Trump promettant de bâtir un mûr aux frais du Mexique à la frontière sud des États-Unis. Et puis le démagogue est le comble de la démocratie, la démagogie est indissociable des pratiques démocratiques. Depuis Platon et Périclès, nous sommes avertis.
Sur la dimension du vote ethnique blanc en la faveur de Trump, rappelons tout de même qu’il n’a choqué personne qu’une très grande majorité de noirs ait voté pour Obama, qui lui-même est métis. Et puis surtout la dimension du vote ethnique n’a pas le caractère raciste qu’il avait autrefois. On peut le regretter mais on vote plutôt pour qui nous ressemble, et la couleur de peau ait l’un des critères du choix, tout comme on s’accouple avec qui physiquement on s’identifie.
Au delà de la couleur de peau, il y a des références culturelles qui dépassent les appartenances ethniques, sexuelles ou religieuses. Le vote Trump est un vote d’attachement aux valeurs et aux accomplissements de l’Amérique, et à travers elle de la civilisation occidentale qui est, qu’on le veuille ou non, un phénomène masculin, blanc et chrétien et auquel on peut adhérer sans pour autant être blanc, chrétien et de sexe masculin. C’est la différence entre adhésion et identification.
Donald Trump est le produit de son temps, le produit de la société du spectacle, une bête de scène, comme d’autres, de Bill Clinton à Whitney Houston ou chez nous de Sarkozy à David Pujadas ou Éric Zemmour. L’Italie, ce laboratoire des idées politiques, avait montré le chemin, avec Berlusconi et il est étonnant que les commentateurs n’aient pas fait plus souvent le parallèle entre le condottiere italien et le rufian étatsunien: constructeurs d’empire industriel et financier et star des médias chacun à leur manière, séducteurs phallocrates et machistes, redoutables battants démagogues et roublards, sans parler de leur entrées tardives en politique contre les partis de droite déjà installés.
Trump est un Berlusconi avec une vision et un projet pour son pays, ce que l’Italien ne possédait pas, et dans un pays qui n’a pas cette passion de la politique propre aux Italiens et sans l’art politique qui est né en Italie. Trump est pourtant un disciple de Machiavel, peut-être sans le savoir.
·        Trump, un rufian bête et méchant disciple de Machiavel
Bête et méchant, tel sera finalement apparu Donald Trump aux commentateurs tout au long de la campagne de la Présidentielle, son personnage, ses discours et son programme. Tout aura été dit à ce propos. Un personnage cynique et insultant, se riant de la morale et des belles manières, sans codes ni garde-fous, sans respect des adversaires et sans ménagement pour ses partisans.
Bête et méchant comme, mettons, Charlie Hebdo ou Guy Bedos, ou feu Hara-Kiri et Coluche, ou comme les Simpson aux États-Unis. Alors certes, entre la bête méchanceté des humoristes et des journalistes et celle des hommes politiques, il devrait y avoir un abime, un gouffre régi par les règles de la common decency politique. Et bien non, il n’y en a plus, et Michel Rocard nous avait prévenu : les bouffons occuperont le chœur de la cathédrale et on s’agenouillera devant eux. Telle est la politique gagnée par la société du spectacle.
Bête et méchant, ou quand un histrion sans foi ni loi fait perdre à la politique ce qui lui restait de dignité et de moralité ? Ou alors est-ce que Donald Trump le ruffian, en prenant le contrepied de décennies de rectitude politique, Trump en bouffeur de curés, à l’ancienne, avec le ton grivois et les mots gras, contre les curés madrés et amidonnés donneurs de leçon qui se sont appropriés la politique pour en faire cette mélasse dégoulinante de bons sentiments, ne rend-il pas à la politique quelques unes de ses lettres de noblesse ?
N’est-ce pas la politique réduite à un moralisme gluant et puant, à la traque et mise à l’index des mauvaises pensées et des mots suspects, à ses discours culpabilisant et infantilisant à l’adresse de  ceux qui ne marchent pas droit, qui lui servent de viatique depuis des décennies, de ce que le comité Orwell qualifie de totalitarisme soft, qui a créé par réaction les iconoclastes et les bouffons ? 
Trump restitue à la politique sa dimension machiavélienne. Machiavel fait naître la politique au sens moderne. Il est avec Hobbes puis Locke aux fondements de nos régimes politiques. Rappelons-nous aussi que les plus grands serviteurs de l’État que la France a connu sous l’Ancien Régime furent Richelieu, Mazarin et Colbert, tous à l’école de Machiavel, et de fieffés voleurs devant l’Éternel, pour les deux derniers, ou que plus près de nous un Disraeli ou un Bismarck n’obéirent pas davantage à nos critères de respectabilité de l’homme public moderne, sans compter Charles de Gaulle qui fut toute sa vie un rebelle et ne cessa de conchier tous ceux qui lui déniaient sa légitimité. Ils étaient à l’école du réalisme. Non pas l’art du possible et des discours, et de l’impuissance –yes, we can- comme Obama l’aura été mais l’art d’agir et d’obtenir des résultats –yes, we are [5]. Trump est imprévisible. Il faut s’attendre à tout avec lui, le meilleur et même le pire.





[1] Ce serait comme s’indigner que le Président de la Commission européenne ne soit pas élu avec la majorité des suffrages des électeurs de l’Union européenne (les députés du Parlement européen jouant le rôle des grands électeurs), à la différence près que dans le système étatsunien les électeurs savent à l’avance quel est le candidat pour lequel ils accordent leur suffrage (indirect). La question ne se pose pas car chaque État est souverain et qu’il n’y a pas de souveraineté populaire à l’échelle européenne.
[2] Il vaut la peine de mentionner quelques passages d’un livre juste sorti (Trump Revealed: An American Journey of Ambition, Ego, Money, and Power by Michael Kranish and Marc Fisher), qui s’il est à charge contre Trump, ne peut s’empêcher d’une certaine admiration pour ses performances d’acteur et son « narcissisme gargantuesque » : Donald Trump offers such consummate political theater—his gargantuan narcissism makes him so mesmerizing to watch... He is a master at sharpening and giving shape to deep­rooted class resentments, an artist at shrugging into attitudes as if they were costumes, at reflecting and embodying anger… He is a supreme performer—the billionaire builder with the outerborough accent and tough­guy talk—and as he surfs the applause and cheers and shouts nothing could be plainer than that he understands his audience”.
[3] Un éditorialiste du Daily News, George Rush, explique aux auteurs de Trump Revealed (ibid), “The immigrants would always want to know about Donald Trump. He embodied the American Dream to them… Excessive, conspicuous consumption is not a bad thing in New York to a lot of people. It’s kind of comic what he was doing. I’ve always felt like Donald was in on the jokes. He knows he’s over the top, but that’s where he likes to live.
[4]People may not always think big themselves, but they can still get very excited by those who do. That’s why a little hyperbole never hurts. People want to believe that something is the biggest and the greatest and the most spectacular. I call it truthful hyperbole. It’s an innocent form of exaggeration—and a very effective form of promotion. (dans Trump Revealed, ibid.)
[5] L’emploi répété de we are + ing qui a un sens dynamique de nous allons, alors que le we can, nous pouvons, est statique, comme dans cette harangue à Pittsburg, la cité de la métallurgie dans les derniers jours de la campagne, début novembre 2016 :we are going to win the great state of Pennsylvania and we are going to win back the White House... When we win, we are bringing steel back, we are going to bring steel back to Pennsylvania, like it used to be. We are putting our steel workers and our miners back to work. We are. We will be bringing back our once­great steel companies“.